Sénèque: Définition De La Colère Et Conseils Pour l’Extirper- Livre 2

Sénèque: Définition De La Colère Et Conseils Pour l’Extirper- Livre 1

Sénèque: Définition De La Colère Et Conseils Pour l’Extirper- Livre 3

Sénèque (4 BCE – 65 CE) était un aristocrate romain actif en tant que sénateur et conseiller politique sous les règnes de Caligula, Claudius et Néron. Il est également l’un des philosophes stoïciens romains les plus connus avec Marc Aurèle et Épictète.

Sénèque a écrit un essai à son frère aîné Novatus, qui semble lui avoir demandé des conseils pour contrôler son humeur. Le long essai est depuis devenu un classique stoïcien, un guide pour contrôler l’émotion la plus destructrice.

« NOUS NE DEVRIONS PAS CONTRÔLER LA COLÈRE, MAIS LA DÉTRUIRE ENTIÈREMENT – CAR QUEL CONTRÔLE Y A-T-IL POUR UNE CHOSE QUI EST FONDAMENTALEMENT MAUVAISE? » — SÉNÈQUE


Le processus de la colère

Chapitre 1

(1) Le premier livre, Novatus, m’offrait une matière facile, féconde. On est porté comme sur une pente facile en parlant du vice. Je passe maintenant à des questions plus délicates. La colère vient-elle d’un libre choix ou d’entraînement ? en d’autres termes, s’émeut-elle spontanément ? ou en est-il d’elle comme de tout transport qui s’élève en nous à notre insu ?

(2) Voilà où doit descendre la discussion, pour s’élever ensuite à de plus hauts développements. Dans la formation du corps humain, les os, les nerfs, les articulations, charpente de tout l’édifice, et les parties vitales, si peu agréables à voir, se coordonnent avant le reste ; vient ensuite ce qui fait les charmes de la figure et de l’extérieur ; et enfin, quand rien ne manque plus à l’ensemble, la nature y jette, comme dernier coup de pinceau, ce coloris qui plaît tant aux yeux.

(3) Que l’apparence seule d’une injure soulève la colère, nul doute ; mais suit-elle soudain cette apparence, s’élance-t-elle sans que l’âme y acquiesce, ou lui faut-il l’assentiment de l’âme pour se mettre en mouvement ? voilà ce que nous cherchons.

(4) Je tiens, moi, que la colère n’ose rien par elle-même et sans la permission de l’âme. Car entrevoir l’injure et en désirer la vengeance ; faire la double réflexion qu’on ne doit pas être offensé, et qu’on doit punir l’offenseur, cela ne tient pas au mouvement physique, qui devance en nous la volonté.

(5) Celui-ci est simple ; l’action de l’esprit est complexe et renferme plus d’un élément. Notre esprit a conçu quelque chose qui l’indigne, qu’il condamne, qu’il veut punir, et rien de tout cela ne peut se faire, si lui-même ne s’associe à l’impression des sens.

Chapitre 2

(1) « À quoi tendent ces questions ? » À bien connaître la colère. Car si elle naît malgré nous, jamais la raison ne la surmontera. Tout mouvement non volontaire est invincible, inévitable, comme le frisson que donne une aspersion d’eau froide, comme la défaillance de coeur que provoquaient certains coups, comme lorsqu’à de fâcheuses nouvelles notre poil se hérisse, que des mots déshonnêtes nous font rougir, et que le vertige nous saisit, à la vue d’un précipice. Aucun de ces mouvements ne dépendant de nous, la raison ne peut en rien les prévenir.

(2) Mais les préceptes dissipent la colère ; car ici, c’est un vice tout volontaire, et non l’une de ces fatalités humaines, de ces accidents qu’éprouvent les plus sages, et dont il faut voir un exemple dans cette vive souffrance morale dont nous frappe tout d’abord l’idée de l’injustice.

(3) Ce sentiment s’éveille même aux jeux de la scène et à la lecture de l’histoire. Ne sent-on pas souvent une sorte de colère contre un Clodius qui bannit Cicéron ? contre un Antoine qui l’assassine ? qui n’est indigné des exécutions militaires de Marius, des proscriptions de Sylla ? Qui ne maudit un Théodote, un Achillas, et même ce roi enfant, qui déjà est homme pour le crime ?

(4) Quelquefois même le chant et de rapides modulations nous animent ; nos âmes sont émues au son martial des trompettes, à une tragique peinture, au triste appareil des supplices les plus mérités.

(5) C’est ainsi que l’on rit en voyant rire les autres ; que l’on s’attriste avec ceux qui pleurent ; que l’on s’échauffe à la vue de combats où l’on n’a point part. Mais ceci n’est pas de la colère, comme ce n’est point la tristesse qui fronce nos sourcils à la représentation d’un naufrage ; comme ce n’est point l’effroi qui glace le lecteur, quand il suit Annibal depuis Cannes jusque sous nos murs. Toutes ces sensations remuent l’âme malgré elle, préludes de passions, et non passions réelles.

(6) Ainsi le vieux guerrier, en pleine paix et sous la toge, tressaille au bruit du clairon ; ainsi le cheval de bataille dresse l’oreille au cliquetis des armes ; et ne dit-on pas qu’Alexandre portait la main à son épée, quand il entendait le musicien Xénophante ?

Chapitre 3

(1) Aucune de ces impressions fortuites ne doit s’appeler passion : l’âme, à leur égard, est passive bien plutôt qu’active. D’où il résulte que la passion consiste, non à s’émouvoir en face des objets, mais à s’y livrer et à s’abandonner à une sensation tout accidentelle.

(2) Car si l’on croit qu’une pâleur subite, des larmes qui échappent, l’aiguillon secret de la concupiscence, un soupir profond, l’éclat soudain des yeux, ou toute autre émotion semblable, soient l’indice d’une passion, d’un sentiment réels, on s’abuse, on ne voit pas que ce sont là des phénomènes purement physiques.

(3) Il arrive au plus brave de pâlir, quand il s’arme pour le combat, de sentir quelque peu ses genoux trembler au signal du carnage ; le coeur peut battre au plus grand capitaine, quand les deux armées vont s’entrechoquer ; l’orateur le plus éloquent éprouve un tremblement dans tous ses membres, quand il se dispose à prendre la parole.

(4) Mais la colère va plus loin que ces simples mouvements : c’est un élan ; or, il n’y a pas d’élan sans l’assentiment de l’esprit ; et dès qu’il s’agit de se venger et de punir, ce ne peut être à l’insu de l’intelligence. Un homme se croit lésé ; il court à la vengeance : un motif quelconque le dissuade, et il s’apaise aussitôt. Je n’appelle point cela colère, mais mouvement de l’âme, qui cède à la raison. La colère, c’est ce qui franchit les bornes de la raison et l’entraîne avec elle.

(5) Ainsi cette première agitation de l’âme, causée par le soupçon d’une injure, n’est pas plus de la colère, que ne l’est ce même soupçon. La colère est cet élan ultérieur, qui n’est plus seulement la perception de l’injure, mais qui s’associe à cette perception ; c’est l’âme soulevée qui marche à la vengeance volontairement et avec réflexion. Il est hors de doute que la peur porte à fuir, la colère à se précipiter ; or, je le demande, croit-on que l’homme recherche ou évite quoi que ce soit, sans l’assentiment de son intelligence ?

Chapitre 4

(1) Voulez-vous savoir comment naissent, grandissent et se développent les passions ? L’émotion d’abord est involontaire, et comme l’avant-coursière et la menace de la passion ; il y a ensuite volonté dont il est facile de triompher : on croit la vengeance un devoir après l’injure, ou qu’il faut punir dès qu’il y a eu lésion. L’instant d’après, l’homme n’est plus son maître : il se venge, non parce qu’il le faut, mais parce qu’il le veut à tout prix : il a dépassé la raison ;

(2) quant à l’impulsion première, la raison n’y peut échapper, non plus qu’à ces accidents physiques dont j’ai parlé, comme de bâiller en voyant bâiller les autres, de fermer l’oeil, quand on y porte brusquement les doigts. Dans tout ceci, la raison est impuissante ; l’habitude peut-être, et une constante habitude de s’observer, en atténueront les effets. Quant à cet autre sentiment qui naît de la réflexion, la réflexion peut en triompher.

La colère et la cruauté

Chapitre 5

(1) Une question se présente. Ceux qui versent à flots le sang des hommes, qui se font du carnage une fête, ces Apollodore, ces Phalaris, lorsqu’ils égorgent leurs semblables sans en avoir reçu d’injure, sont-ils donc en colère ?

(2) Non, là n’est plus la colère, mais la barbarie ; car elle ne fait pas le mal parce qu’on l’a offensée, elle qui consentira même à ce qu’on l’offense, pourvu qu’elle ait le plaisir de rendre le mal. Elle frappe, elle déchire, non par vengeance, mais par plaisir.

(3) Qu’est-ce donc que ce fléau ? Quelle est sa source ? C’est toujours la colère qui, à force d’être exercée et assouvie, finit par ne plus savoir ce que c’est que pitié, abjure tout pacte avec la société humaine et se transforme en cruauté. Loin qu’il ait l’extérieur d’un homme irrité, l’homme cruel sourit, s’applaudit, s’enivre de joie aux horribles actes devenus pour lui des passe-temps.

(4) Annibal, dit-on, à la vue d’un fossé regorgeant de sang humain, s’écria : « Le beau spectacle ! » Barbare ! comme ce sang t’eût paru plus beau encore, s’il avait pu remplir un fleuve ou un lac ! Faut-il s’étonner que tel soit ton plus doux spectacle, toi dont l’enfance s’est nourrie de sang et qui l’as sucé comme le lait ? Eh bien ! ton homicide étoile, suivie par la fortune qui vingt ans la secondera, va repaître partout tes yeux de délicieux tableaux : tu les verras et à Trasimène et à Cannes, et pour la dernière fois autour de ta chère Carthage.

(5) Naguère, sous le divin Auguste, Volésus, proconsul d’Asie, après avoir en un jour fait décapiter trois cents hommes, se promenait au milieu des cadavres, d’un air aussi superbe que s’il eût accompli l’oeuvre la plus belle et la plus glorieuse. On l’entendit s’écrier en grec : « Ô la royale exécution ! » Qu’eût fait un tel homme, s’il eût été roi ? Était-ce là de la colère ? Ah ! c’était un mal mille fois pire, un mal sans remède.

Retour sur la théorie péripatéticienne

Chapitre 6

(1) On me dira : « Puisque la vertu favorise tout ce qui est honnête, ce qui ne l’est pas doit exciter son courroux ». Que ne dit-on aussi qu’elle doit être à la fois basse et sublime ! Or, s’exprimer de la sorte, c’est la relever et la rabaisser du même coup ; car si le plaisir de voir une bonne action est noble, s’il exalte l’âme, la haine qu’inspire un acte coupable est ignoble et part d’un coeur rétréci.

(2) La vertu se gardera bien d’imiter les vices qu’elle gourmande ; elle réprimera surtout cette colère qui jamais ne vaut mieux, qui souvent est pire que le délit auquel elle en veut. La vertu est toujours heureuse et satisfaite : tel est son partage et sa nature ; la colère est aussi peu digne d’elle que l’affliction. Or, l’affliction suit la colère ; c’est où nous jette toujours le repentir ou le mauvais succès de ses transports.

(3) Et si le rôle du sage était de s’irriter à la vue du mal, plus le mal serait grand, plus sa colère s’échaufferait ; et elle s’allumerait souvent. D’où il suivrait que le sage serait non seulement courroucé quelquefois, mais toujours en colère. Puis donc que, selon nous, toute colère, grave ou fréquente, n’a jamais place en l’âme du sage, que n’achevons-nous de l’en délivrer tout à fait ?

(4) Car, encore une fois, où s’arrêtera-t-elle, si elle doit se proportionner à chaque méfait ? Le sage deviendra ou injuste, s’il poursuit d’un courroux égal des délits inégaux, ou le plus irascible des hommes, s’il sort de lui-même à chaque crime capable de le révolter.

Chapitre 7

(1) Or, quoi de plus indigne que de voir les sentiments du sage subordonnés à la méchanceté d’autrui ! Un Socrate ne rapportera plus à la maison le visage avec lequel il en est sorti. Et d’ailleurs, s’il faut que le sage s’emporte contre les actions honteuses, s’il doit s’émouvoir et s’attrister de tous les crimes, je ne vois rien de plus misérable que lui. Toute sa vie sera une vie d’emportements et de chagrins.

(2) Peut-il faire un pas sans heurter quelque scandale ? peut-il sortir de chez lui qu’il ne rencontre sur son chemin une foule de pervers, d’avares, de prodigues, d’impudents, tous heureux de leurs vices mêmes ? Où ses yeux tomberont-ils sans découvrir matière à s’indigner ? Suffira-t-il aux transports perpétuels qu’exigeront de lui ces perpétuelles rencontres ?

(3) Ceux qui, dès l’aurore, courent par milliers au forum, quels honteux procès n’ont-ils pas à soutenir, et par quels avocats encore plus infâmes ! Ce fils attaque l’exhérédation dont l’a frappé son père, comme si ce n’était pas déjà bien assez de l’avoir méritée ; celui-ci plaide contre sa mère ; celui-là se fait délateur d’un crime dont l’accuse la voix publique ; le magistrat condamne les méfaits dont lui-même est souillé ; la mauvaise cause l’emporte par les artifices d’un habile défenseur.

Chapitre 8

(1) Mais à quoi bon les détails ? quand vous verrez le forum inondé de citoyens, le Champ de Mars où court s’entasser la multitude, et cet amphithéâtre dans lequel se montre la majeure partie du peuple romain, comptez que là sont réunis autant de vices que d’hommes.

(2) Toutes ces toges recouvrent des ennemis mortels prêts à s’entr’égorger pour l’intérêt le plus mince. Point de gain qui ne vienne du dommage d’autrui ; l’homme heureux, on le hait ; le malheureux, on le méprise ; un grand vous écrase ; vous écrasez les petits ; chacun a sa passion qui l’incite contre son voisin : pour un caprice, pour une chétive proie, on aspire à tout bouleverser. C’est une vie de gladiateurs vivant en commun pour combattre ensemble.

(3) C’est la société des bêtes féroces : et que dis-je encore ? celles-ci sont pacifiques entre elles et ne s’attaquent point à leur espèce ; l’homme s’abreuve du sang de l’homme ; en cela seul il se distingue de la brute que l’on voit lécher la main qui lui passe à manger, tandis qu’il assouvit sa rage sur ceux mêmes qui le nourrissent.

Chapitre 9

(1) Le courroux du sage ne s’éteindra jamais s’il s’allume une fois : partout débordent les vices et les crimes, trop multipliés pour que le frein des lois y remédie. Une affreuse lutte de scélératesse est engagée ; la fureur de mal faire augmente chaque jour à mesure que diminue la pudeur. Abjurant tout respect du juste et de l’honnête, n’importe où sa fantaisie l’appelle, la passion y donne tête baissée. Le génie du mal n’opère plus dans l’ombre, il marche sous nos yeux ; il est à tel point déchaîné dans la société, il a si fort prévalu dans les âmes que l’innocence n’est plus seulement rare, elle a disparu totalement.

(2) Il ne s’agit plus en effet de quelques violations de la loi, individuelles ou peu nombreuses, c’est de toutes parts, et comme à un signal donné, que la race humaine se lève pour confondre les notions du bien et du mal.

« L’hôte ne peut se fier à son hôte, ni le beau-père au gendre ; entre les frères aussi, l’affection est rare. L’époux songe à se défaire de sa femme, la femme de son mari. Les terribles marâtres préparent d’affreux poisons. Le fils, avant le terme, calcule les années de son père. »
(3) Et ce n’est là qu’un coin du tableau : que d’horreurs encore à décrire ! Deux camps ennemis dans le même peuple ; le père jurant de défendre ce que le fils a fait serment de renverser ; la patrie livrée aux flammes par la propre main de ses enfants ; les routes infestées de cavaliers qui volent par essaims à la découverte des refuges des proscrits ; les fontaines publiques empoisonnées ; la peste semée par une main barbare ; des lignes menaçantes creusées par nous-mêmes autour de nos proches ; les cachots encombrés ; l’incendie dévorant les cités entières ; des gouvernements désastreux ; la ruine des états et des citoyens tramée dans le secret des conseils : la gloire prostituée à des actes qui, sous le règne des lois, sont des crimes ; les rapts, les viols, la débauche enfin souillant même la bouche de l’homme.

(4) Ajoutez les parjures publics des nations, la violation des pactes les plus saints ; la force faisant sa proie de tout ce qui ne peut résister ; puis les captations odieuses, les vols, les fraudes, les dénégations de dépôts, tous crimes pour lesquels nos trois forums ne suffisent pas. Ou veut que le sage s’indigne en proportion de l’énormité des forfaits ! Mais ce ne sera plus de l’indignation, ce sera du délire.

Chapitre 10

(1) Mieux vaut se dire : L’erreur ne mérite pas tant de courroux. Que penserait-on de celui qu’indigneraient les faux pas de son compagnon dans les ténèbres ; la surdité d’un esclave qui n’entendrait pas l’ordre du maître ; la distraction d’un autre qui oublierait sa tâche pour considérer les amusements et les insipides jeux de ses camarades ? Se fâche-t-on contre les gens atteints de maladie, de vieillesse, de fatigue ? Entre autres infirmités de notre nature mortelle, il y a cet aveuglement d’esprit qui nous fait une nécessité, non seulement d’errer, mais d’aimer nos erreurs.

(2) Pour ne point sévir contre quelques-uns, pardonnons à tous ; enveloppons l’humanité entière dans notre indulgence. Si nous nous fâchons contre le jeune homme ou contre le vieillard qui fait une faute, fâchons-nous donc aussi contre l’enfant parce qu’il doit faillir un jour. Or, peut-on en vouloir à cet âge, qui n’est pas encore celui du discernement ? Eh bien ! l’excuse doit être plus valable, plus légitime pour l’homme que pour l’enfant.

(3) Nous sommes nés sous cette condition : être sujets à autant de maladies de l’âme que du corps ; non que notre intelligence soit lente ou obtuse, mais nous employons mal sa subtilité, et les vices des uns servent d’exemple aux autres. Chacun suit son devancier dans la fausse route qu’il a prise ; et comment ne pas excuser ceux qui s’égarent sur une voie devenue la voie publique ?

(4) La sévérité d’un chef d’armée punit les faits particuliers ; mais il faut bien faire grâce quand toute l’armée l’a abandonné. Ce qui désarme la colère du sage, c’est le nombre des délinquants. Il sent trop l’injustice et l’imprudence de poursuivre des torts qui sont ceux de tous.

(5) Chaque fois qu’Héraclite, au sortir de chez lui, voyait de toutes parts tant d’insensés vivre ou plutôt périr si déplorablement, il pleurait et se prenait de compassion pour ceux surtout qui portaient le masque du bonheur et de la joie : c’était faire preuve de sensibilité, mais plus encore de faiblesse ; c’était être à plaindre, autant que les autres. Démocrite, au contraire, ne se trouvait jamais en public sans rire, tant il était loin de prendre au sérieux ce qui se faisait le plus sérieusement. La colère ici-bas est-elle raisonnable ? Il y faudrait ou rire ou pleurer de tout.

(6) Non, le sage ne s’irritera pas contre ceux qui pèchent ; et pourquoi ? parce qu’il sait qu’on ne naît pas sage, mais qu’on le devient ; que dans le cours des siècles il se forme à peine quelques sages ; parce que la nature humaine lui est bien connue, et qu’un bon esprit n’accuse pas la nature. S’étonnera-t-il que des fruits savoureux ne pendent point aux buissons sauvages ; que les épines et les ronces ne se chargent point de quelque production utile ? On n’est pas choqué d’une imperfection qu’excuse la nature.

(7) Le sage donc, indulgent et juste pour les erreurs, censeur de nos faiblesses, mais toujours notre ami, ne sort jamais sans se dire : Je vais partout rencontrer des gens adonnés au vin ou à la débauche, des coeurs ingrats, intéressés, agités par les furies de l’ambition ; et il les voit d’un oeil aussi serein que le médecin voit ses malades. Le maître du vaisseau, dont la charpente désunie fait eau de toutes parts, ne s’en prend pas aux matelots ni au bâtiment. Il fait mieux ; il court au remède, ferme passage à l’onde extérieure, rejette celle qui a pénétré, bouche les jours apparents ; combat, par un travail continu, l’effet des voies inaperçues et des secrètes infiltrations ; il ne se rebute pas parce qu’il voit l’eau se renouveler à mesure qu’on l’épuise. Il faut une lutte infatigable contre des fléaux toujours actifs, toujours renaissants, sinon pour qu’ils cèdent, du moins pour qu’ils ne prennent pas le dessus.

Chapitre 11

(1) « La colère, dit-on, a cela d’utile, qu’elle préserve du mépris, qu’elle effraye les méchants. » Mais d’abord, si la colère est à la hauteur de ses menaces, par cela même qu’elle se fait craindre, elle se fait haïr ; et il est plus dangereux d’inspirer lacrainte que le mépris. Quant aux colères impuissantes, celles-là n’en sont que plus en butte au mépris, et n’évitent pas le ridicule. Car quoi de plus pitoyable qu’un courroux qui se perd dans le vide ?

(2) D’ailleurs, se faire craindre n’est pas toujours une preuve de supériorité ; et je ne réclamerais pas pour le sage une arme qui est aussi celle de la bête féroce, la terreur. Ne craint-on pas aussi la fièvre, la goutte, la gangrène ? Et s’ensuit-il que ces trois fléaux aient quelque mérite ? loin de là, le mépris, le dégoût, l’horreur ne viennent-ils pas toujours de l’effroi qu’un objet nous cause ? La colère par elle-même est hideuse, mais nullement redoutable, et pourtant beaucoup la redoutent, comme l’enfant a peur d’un masque difforme.

(3) Et puis l’effroi n’est-il pas refoulé dans l’âme qui l’inspire ? peut-on se faire craindre et rester soi-même en sécurité ? Rappelons-nous ce vers de Labérius, récité au théâtre dans le fort des guerres civiles, et qui fut accueilli par tout le peuple comme l’expression des sentiments universels :

« Il a nécessairement beaucoup de gens à craindre, celui qui se fait craindre de beaucoup de monde. »
(4) Ainsi l’a voulu la nature : tout ce qui est grand par la terreur doit en ressentir le contrecoup. Le coeur du lion tressaille au plus léger bruit ; les plus fiers animaux s’effarouchent d’une ombre, d’une voix, d’une odeur inaccoutumée : tout ce qui se fait craindre tremble à son tour. Pourquoi donc le sage voudrait-il jamais être craint ? Et qu’on ne s’imagine pas que la colère soit quelque chose de grand, parce qu’elle fait peur. On a peur aussi très souvent des choses les plus viles, des poisons, de la dent meurtrière d’un reptile ou d’une bête féroce.

(5) Qu’on ne s’étonne pas non plus que de nombreuses troupes de bêtes fauves soient arrêtées et repoussées vers le piège par un cordon de plumes bigarrées, qui doit le nom d’épouvantail à l’effet qu’il produit. L’être sans raison s’effraie sans motif. Un char en mouvement, une roue qui tourne font rentrer le lion dans sa loge ; le cri du porc épouvante l’éléphant.

(6) Telle est la crainte qu’inspire la colère ; ainsi l’ombre intimide l’enfant, et des plumes rouges font fuir les bêtes féroces. La colère n’a rien de la fermeté, rien du vrai courage ; elle ne déconcerte que les âmes pusillanimes.

Chapitre 12

(1) « Ôtez donc de ce monde l’iniquité, me dira-t-on, si vous voulez en ôter la colère. Or, l’un n’est pas plus possible que l’autre. » Mais ne peut-on pas se préserver du froid, quoique l’hiver soit dans la nature, et de la chaleur, malgré les mois d’été, soit par les avantages du lieu qui nous défendent des intempéries de la saison, soit que des organes endurcis nous rendent insensibles au chaud comme au froid ?

(2) Retournons maintenant l’objection, et disons qu’avant d’admettre la colère, il faut arracher la vertu du coeur humain : car le vice ne sympathise point avec elle, et il est aussi impossible d’être à la fois irascible et sage, que malade et bien portant.

(3) En vain, dites-vous : « La colère ne peut se bannir entièrement ; la nature de l’homme ne s’y prête pas. » Il n’est rien de si difficile et de si pénible que l’esprit humain ne puisse vaincre et qu’on ne se rende familier par une pratique assidue ; point de passion si sauvage et si indomptée qui ne plie enfin au joug de la discipline.

(4) On peut tout ce qu’on veut fortement. Des hommes ont réussi à ne rire jamais, à s’interdire toute leur vie l’amour, le vin, ou même toute boisson ; à se contenter d’un sommeil de quelques instants, pour prolonger d’infatigables veilles ; à courir en montant sur la plus mince corde ; à porter d’effrayants fardeaux, qui dépassent presque les forces humaines ; à plonger à d’immenses profondeurs, et à demeurer très longtemps sous les eaux sans respirer.

(5) Il est mille exemples d’obstacles surmontés par une volonté ferme, et qui prouvent que rien n’est difficile à qui s’impose la loi d’en triompher. Et que gagnent les gens dont je viens de parler ? rien, ou bien peu pour tant de peine. Qu’obtient, en effet, de si brillant l’homme qui s’est fait une étude d’aller sur la corde tendue, ou de ne pas fléchir sous d’énormes poids, de ne pas laisser clore ses yeux au sommeil, de pénétrer jusqu’au fond des mers ? et pourtant, pour un si mince profit, la constance est venue à bout de son oeuvre.

(6) Et nous n’appellerons pas à notre aide cette patience après laquelle nous attend une récompense si douce, le calme inaltérable et la félicité de l’âme ? Quelle victoire d’échapper à la colère, cette horrible maladie, et en même temps à toutes les passions furibondes et cruelles qui l’accompagnent !

Chapitre 13

(1) Ne cherchons point une excuse, une apologie pour nos emportements, en soutenant qu’ils sont ou utiles, ou inévitables ; car quel vice a jamais manqué d’avocat ? Ne disons pas : « La colère ne se guérit point. » Les maux de l’âme sont loin d’être incurables : la nature, qui nous forma pour la vertu, nous aide elle-même à nous corriger, si nous le voulons. Il n’est pas vrai non plus, comme l’ont cru quelques-uns, que la route des vertus soit difficile ni escarpée ; on y va de plain-pied.

(2) Et je ne crois pas vous conter des chimères, on chemine aisément vers ces sources de la vie heureuse : il suffit qu’au départ l’âme soit bien préparée et qu’elle mérite l’assistance des dieux. Hélas ! vous faites pour le mal beaucoup plus qu’il ne faudrait faire pour le bien ; car est-il loisir plus parfait que celui d’une âme en paix ; est-il tourment égal à la colère ? quoi de plus paisible que la clémence, et de plus orageux que la cruauté ? La chasteté est en repos ; l’incontinence, toujours en agitation. Toutes les vertus enfin s’entretiennent sans beaucoup d’efforts ; les vices seuls coûtent cher à nourrir.

(3) Doit-on écarter la colère ? C’est en partie ce qu’avouent ceux qui sont d’avis de la modérer. Proscrivons-la tout à fait : rien d’utile n’en pourrait sortir. Qu’elle disparaisse, et plus facilement, plus efficacement le crime sera prévenu, le méchant puni et ramené dans la route du bien. Pour accomplir ses devoirs, le sage n’admettra point d’impur auxiliaire, point de mauvais principe dont il aurait à surveiller péniblement les écarts.

Chapitre 14

(1) La colère n’est donc de mise en aucun temps, si ce n’est peut-être son simulacre, quand il s’agit de commander l’attention d’esprits paresseux ; ainsi l’on emploie le fouet ou la torche pour aiguillonner un cheval lent à prendre sa course. Où la raison est impuissante, souvent l’ascendant de la crainte est nécessaire. Mais la colère n’est pas plus utile à l’homme que l’abattement ou la frayeur.

(2) « Eh quoi ! ne survient-il pas maintes occasions qui provoquent la colère ? » C’est alors surtout qu’il faut lui opposer plus de résistance. Est-il donc si difficile de vaincre les mouvements de son âme, lorsqu’on voit l’athlète, qui cultive la plus grossière partie de lui-même, supporter patiemment les atteintes les plus douloureuses, pour épuiser les forces de l’adversaire ; s’il riposte, c’est l’à-propos qui l’y invite, et jamais le ressentiment.

(3) Pyrrhus, dit-on, ce fameux maître d’exercices gymniques, recommandait toujours à ses élèves de ne point s’irriter. La colère, en effet, trouble tous les calculs de l’art, préoccupée qu’elle est de frapper, au lieu de parer les coups. Ainsi souvent, quand la raison conseille la patience, la colère crie : « Venge-toi, » et, d’un mal d’abord supportable, nous jette dans un pire.

(4) Un seul mot blessant coûta parfois l’exil à qui ne sut pas l’endurer ; pour n’avoir pas dévoré en silence une faible injure, on s’est vu écrasé sous d’affreuses catastrophes ; et tel pour s’être révolté d’une légère restriction à la plus pleine liberté s’est attiré le joug le plus accablant.

Chapitre 15

(1) « Pour être convaincu, dit-on, que la colère est une passion généreuse, voyez les nations libres : elles sont en même temps les plus colères, tels les Scythes et les Germains. » C’est qu’en effet les âmes d’une trempe forte et naturellement solides, quand la civilisation ne les a pas disciplinées, sont promptes à s’irriter ; c’est qu’il est des vices qui ne prennent naissance que chez les meilleurs caractères. Un sol heureux, fût-il négligé, se couronne encore d’une végétation riche et puissante ; fécondé par l’homme, ses produits sont autres et bien plus nombreux.

(2) Ainsi, dans les âmes essentiellement courageuses, l’irascibilité est fruit du terroir : pleines de sève et de feu, rien de chétif ni d’avorté n’en sort ; mais ce n’est qu’une énergie brute, comme tout ce qui s’élève sans culture, par la seule vertu de la nature, et si l’éducation ne les dompte bien vite, ces germes du vrai courage dégénèrent en audace et en témérité.

(3) Mais ne voit-on pas aussi aux caractères doux s’allier des défauts qui leur sont analogues, comme la pitié, l’amour, la honte ? Je signalerais plus d’un bon naturel par ces imperfections mêmes, lesquelles toutefois, pour être l’indice d’un caractère estimable, n’en sont pas moins des imperfections.

(4) Quant à ces peuples, dont l’humeur sauvage fait seule l’indépendance, ils sont, de même que les lions et les loups, aussi incapables de souffrir le joug que de l’imposer. Ce n’est pas chez eux que se trouve la force qui distingue le génie humain : je n’y vois qu’un instinct farouche et intraitable ; or, qui ne sait pas obéir, ne sait pas commander.

(5) Aussi l’empire a presque toujours appartenu aux peuples des régions tempérées ; chez ceux qui inclinent vers les climats glacés du septentrion, vous ne trouvez que d’âpres caractères, vraie image de leur ciel, comme dit un poète.

Chapitre 16

(1) « Mais, ajoute-t-on, les animaux les plus irascibles passent pour les plus généreux ! » Quelle erreur de nous comparer des êtres qui ne possèdent qu’une furie aveugle au lieu de la raison, noble mobile de l’homme ! Cette furie d’ailleurs n’est point chez les bêtes l’arme universelle. Si le lion a pour auxiliaire son courroux, le cerf a l’instinct de la peur, le vautour, son vol impétueux, la colombe, sa fuite rapide.

(2) Mais encore, il n’est pas même vrai que les races les plus irascibles soient les meilleures. J’accorderai volontiers que parmi les bêtes féroces, qui ne vivent que de leur proie, les plus avantageusement douées sont celles dont la rage est la plus ardente ; mais je louerai dans le boeuf sa patience, dans le cheval, sa docilité. Qui donc vous fait ravaler l’homme à ces injurieux parallèles ? N’avez-vous pas l’univers, n’avez-vous pas Dieu que l’homme, seul de toutes les créatures, peut comprendre, parce qu’il est seul fait pour l’imiter ?

(3) « La colère, dit-on, est regardée comme le propre de la franchise. » Oui, si on l’oppose à l’esprit de fraude et d’astuce elle paraît franche, parce qu’elle est toute en dehors. Je ne puis, moi, l’appeler franchise, mais imprévoyance, nom dont on flétrit l’insensé, le débauché, le dissipateur, tous ceux dont les vices dénotent un esprit peu éclairé.

Chapitre 17

(1) « Quelquefois, dit-on, l’orateur qui s’emporte en est plus éloquent. » Dites plutôt : celui qui feint de s’emporter. Et même si le débit de simples acteurs fait impression sur le peuple, ce n’est pas qu’ils ressentent la colère, c’est qu’ils la jouent parfaitement. Ainsi, au barreau, à la tribune, partout où il s’agira d’entraîner et de maîtriser les esprits, on feindra tour à tour la colère, la crainte, la pitié qu’on voudra inspirer aux autres, et souvent ce qu’une vraie émotion n’aurait pu faire, une émotion factice l’obtiendra. « Toute âme incapable de colère, dit-on, est une âme faible. »

(2) Oui, si elle n’a pas de ressort plus puissant que celui-là. Ne soyons ni fripons, ni dupes, ni compatissants, ni cruels ; l’un serait mollesse, l’autre dureté de coeur. Le sage tient un milieu, et, s’il faut faire acte de vigueur, il montrera de l’énergie, non de la colère.

Chapitre 18

Divisions du livre II

(1) Nous avons traité les questions qui ont pour objet la colère en elle-même : venons aux moyens de la guérir. Je les divise en deux classes : ceux qui l’empêchent de naître, et ceux qui, une fois née, préviennent ses écarts. Dans le régime du corps humain, les prescriptions faites pour le maintien de la santé et celles qui tendent à la rétablir, ne sont pas les mêmes ; ainsi, pour repousser la colère, le traitement sera autre que pour la calmer : c’est la condition du succès. Quelques-uns de nos préceptes embrasseront la vie entière : ils prendront l’homme à son éducation première, pour le suivre dans tout le reste de son existence.

La colère et l’éducation

(2) L’éducation réclame les plus grands soins, ces soins si féconds dans l’avenir ; il est aisé de façonner une âme encore tendre ; il ne l’est pas autant d’extirper des vices qui ont grandi avec nous.

Chapitre 19

(1) Les âmes nées ardentes sont les plus ouvertes à la colère. Les quatre éléments de la nature : le feu, l’eau, l’air et la terre, ayant chacun des propriétés correspondantes, qui sont la chaleur, l’humidité, la sécheresse, le froid, font par leur mélange la diversité des lieux, des races, des constitutions, des penchants ; et les caractères sont plus ou moins prononcés, selon que tel ou tel élément y domine : de là vient aussi qu’un pays s’appelle humide ou sec, froid ou chaud.

(2) Chez les animaux comme chez les hommes on trouve les mêmes variétés. Ce qui importe, c’est dans quelle mesure chacun de nous participe du chaud et de l’humide. Celui des deux éléments qui prévaudra déterminera nos penchants. L’élément chaud rend l’homme irascible ; car rien de si vif, de si opiniâtre que le feu. L’élément contraire fait les phlegmatiques, le froid étant un principe de contraction et de léthargie.

(3) Partant de là, quelques stoïciens ont dit que la colère prend naissance dans le coeur, vers lequel le sang se presse et bouillonne. Voilà, selon eux, son vrai siège et leur seule raison, c’est que l’endroit où bat le coeur de l’homme est le foyer de la chaleur vitale.

(4) Chez les lymphatiques, la colère croît par degrés : la chaleur en eux n’est pas toute prête ; ils ne la doivent qu’au mouvement. Voilà pourquoi, faible dans son début, le dépit des enfants et des femmes a plus de vivacité que de force. Dans l’âge où la fibre est plus sèche, nos transports sont véhéments, soutenus, mais ne s’élèvent pas, et ne font guère de progrès : une chaleur déjà amortie ne peut tendre qu’à se refroidir. Les vieillards sont grincheux et difficiles, tout comme les malades, les convalescents et ceux dont la chaleur s’est épuisée par la fatigue ou des pertes de sang.

(5) Il en est de même des hommes que la soif ou la faim aiguillonnent, et chez lesquels une maigre subsistance appauvrit le sang et fait défaillir les organes. Le vin enflamme la colère ; car il accroît, suivant la nature de chacun, la chaleur du tempérament. Des hommes s’emportent dans l’ivresse … ; il en est qui s’emportent d’eux-mêmes, comme si le vin leur frappait le cerveau. Il n’y a pas d’autre cause de l’extrême irascibilité de ceux qui ont les cheveux roux ou le visage coloré, et qui ont naturellement le teint que la colère donne aux autres ; trop de mobilité agite leur sang.

Chapitre 20

(1) Mais si la nature produit des caractères irritables, mille causes accidentelles ont, pour produire cet effet, le même pouvoir que la nature. C’est tantôt la maladie, une altération d’organes, tantôt le travail, des veilles continues, des nuits inquiètes, l’ambition, l’amour ; que sais-je ? tous les poisons du corps et de l’âme disposent l’esprit souffrant à devenir querelleur.

(2) Mais il n’y a là encore que des germes, des occasions de colère, la cause toute puissante, c’est l’habitude : une fois invétérée, elle alimente le mal. Changer le naturel est difficile ; il est même impossible de refondre, chez l’homme naissant, l’alliance établie des éléments qui le constituent. Seulement il est bon de savoir qu’aux imaginations inflammables, par exemple, le vin doit être interdit ; « le vin qu’il faut refuser aux enfants, » dit Platon ; car il ne veut pas pas qu’on attise le feu par le feu. Ne les surchargeons pas non plus d’aliments ; ce serait donner aux corps trop de développement, et, en même temps que le corps, épaissir l’esprit.

(3) Que le travail les exerce sans les fatiguer ; que leurs premiers bouillons s’apaisent ; mais gardons que tout ne s’exhale : ne laissons fuir du vase que l’écume qui surmonte ses bords. Les jeux ont aussi leur avantage, et des récréations modérées détendent et reposent l’esprit.

(4) Les constitutions lymphatiques, et celles qui se composent d’éléments secs et froids n’ont pas à craindre la colère, mais des défauts pires, la pusillanimité, l’hésitation, le découragement, l’esprit de soupçon.

(5) De tels caractères demandent qu’on les traite avec bienveillance, qu’on les choie, qu’on les fasse renaître aux affections gaies. Et comme il faut à l’abattement d’autres remèdes qu’à la colère, des remèdes non seulement différents, mais contraires, on obviera d’abord à celui de ces deux défauts qui aura fait le plus de progrès.

Chapitre 21

(1) Mais, répétons-le, rien ne sera plus utile que de jeter de bonne heure les bases d’une saine éducation. Difficile tâche que celle d’un gouverneur, qui doit prendre garde et d’entretenir la colère chez un élève et de briser son caractère !

(2) La chose réclame toute la clairvoyance d’un bon observateur : car les dispositions qu’il faut cultiver, et celles qu’il faut étouffer, se nourrissent d’aliments semblables. Or, en pareil cas, l’attention même la plus grande commet aisément des méprises.

(3) De la licence naît la témérité, de la contrainte l’affaissement moral ; les éloges relèvent un jeune coeur, et le font bien présumer de ses forces ; mais ces mêmes éloges engendrent l’arrogance et l’irritabilité. Voilà deux routes opposées : que faire ? Tenir le milieu de manière à user tantôt du frein, tantôt de l’aiguillon.

(4) Et n’imposer à l’enfant rien d’humiliant ni de servile ; qu’il n’ait jamais besoin de demander avec supplication ; s’il le fait, que ce soit toujours sans fruit. N’accordons rien qu’à ses mérites présents, à sa conduite passée, à ses promesses d’être meilleur à l’avenir.

(5) Dans ses luttes avec ses camarades, ne permettons pas qu’il se laisse vaincre ou qu’il se mette en colère, mais tâchons qu’il devienne l’ami de ses rivaux de tous les jours, afin que dans ces combats il s’accoutume à vouloir vaincre et non pas nuire. Toutes les fois qu’il l’aura emporté sur eux ou qu’il aura fait quelque chose de louable, passons-lui une juste fierté, et n’en réprimons que les trop vifs élans : de la trop grande joie naît une sorte d’ivresse qui, à son tour, produit la morgue et la présomption.

(6) Accordons-lui quelque délassement ; mais qu’il ne s’énerve pas dans le désoeuvrement et l’inaction, et retenons-le loin du souffle impur des voluptés. Car rien ne dispose à la colère comme une éducation molle et complaisante ; et voilà pourquoi, plus on a d’indulgence pour un fils unique, ou plus on lâche la bride à un pupille, plus on gâte leurs bonnes qualités. Souffrira-t-il une offense, celui qui n’a jamais éprouvé un refus, celui dont une mère empressée a toujours essuyé les larmes, à qui toujours on a donné raison contre son gouverneur ?

(7) Ne voyez-vous pas que les plus grandes fortunes sont toujours accompagnées des plus grandes colères ? C’est chez les riches, les nobles, les magistrats qu’elle éclate davantage, là où tout ce qu’il y a de vain dans le coeur de l’homme se gonfle au vent de la prospérité. La prospérité est la nourrice de la colère, parce que ses superbes oreilles sont assiégées de mille voix approbatrices qui lui crient : « Qu’elle ne se mesure pas à sa dignité, qu’elle se manque à elle-même, » et d’autres adulations auxquelles résisteraient à peine les esprits les plus sains et les mieux affermis dans leurs principes de sagesse.

(8) Ayons donc grand soin d’écarter de l’enfant la flatterie ; qu’il entende la vérité ; qu’il connaisse quelquefois la crainte, toujours le respect, et qu’il n’oublie jamais la déférence due à l’âge ; qu’il n’obtienne rien par l’emportement ; ce que nous refusons à ses larmes, offrons-le-lui quand il sera calmé. Qu’il ne voie l’opulence paternelle qu’en perspective, et sans disposer de rien ; que le reproche suive toute mauvaise action de sa part.

(9) Il est essentiel de choisir à l’enfance des précepteurs et des pédagogues d’un caractère doux. La plante encore tendre s’attache aux objets les plus proches, et grandit en se modelant sur eux. Les habitudes de l’adolescence nous viennent de nos nourrices et de nos premiers maîtres. Un enfant élevé chez Platon, et revenu dans sa famille, était témoin des cris de fureur de son père. « Je n’ai jamais vu cela chez Platon, » se prit-il à dire. Je ne doute pas que cet enfant n’eût été plus prompt à suivre l’exemple de son père que celui de Platon.

(10) Qu’avant tout la nourriture de l’enfant soit frugale, ses vêtements simples et semblables en tout à ceux de ses camarades. Plus tard, il ne s’indignera pas qu’on le compare à d’autres, si vous le faites d’abord l’égal du grand nombre.

Comment combattre la colère à l’âge adulte

Chapitre 22

(1) Mais tout ceci ne s’applique qu’à nos enfants. Pour nous, le hasard de la naissance et l’éducation ont produit leur effet ; le temps est passé où commencent à agir le vice ou ses préservatifs : nous ne pouvons plus réformer chez nous que l’âge mûr.

(2) J’ai dit qu’il faut combattre tout ce qui provoque la colère. Un motif de ressentiment, c’est l’idée qu’on a reçu une injure. Ne nous y livrons point facilement ; ne croyons pas tout d’un coup aux apparences même les plus frappantes. Souvent ce qui n’est pas vrai est très vraisemblable.

(3) Différons donc : le temps met au jour la vérité. N’ouvrons pas aux bruits accusateurs une oreille complaisante. Connaissons bien et fuyons ce travers de l’humaine nature qui nous fait croire le plus volontiers ce qu’il nous fâche le plus d’entendre et prendre feu avant de juger.

(4) Que dire de cette susceptibilité, non pas même sur des rapports, mais sur de simples soupçons, et de ces emportements contre un air de visage ou un sourire inoffensifs mal interprétés ? Plaidons contre nous-mêmes la cause de l’absent, et tenons en suspens notre courroux. Une vengeance différée peut s’accomplir ; mais accomplie, elle est irrévocable.

Chapitre 23

(1) On connaît cet Athénien qui avait conspiré la mort d’Hippias. Surpris avant d’avoir accompli son projet, on le tortura pour lui arracher le nom de ses complices, et il indiqua parmi les spectateurs ceux des courtisans qu’il savait tenir le plus à la vie du tyran. Hippias, les ayant fait mettre à mort l’un après l’autre à mesure qu’ils étaient nommés, demande s’il en reste encore. « Il ne reste plus que toi, répond l’Athénien, car je ne t’ai laissé personne à qui tu fusses cher au monde. » Ce fut la colère qui porta le tyran à prêter son bras au tyrannicide, à immoler de son propre glaive ses défenseurs.

(2) Avec combien plus de magnanimité, Alexandre, averti par une lettre de sa mère, de prendre garde au poison de son médecin Philippe, but sans crainte le breuvage que celui-ci lui présentait ! Le coeur du prince jugea mieux un ami.

(3) Il était digne de l’avoir innocent, digne de le rendre à la vertu, s’il l’eût trahie : action, selon moi, d’autant plus louable dans Alexandre, qu’il était plus porté à la colère. Or, plus la modération est rare chez les rois, plus il faut y applaudir.

(4) On cite un trait analogue de ce Caius César qui, dans nos guerres civiles, fut si clément après la victoire. Il était tombé entre ses mains des portefeuilles contenant la correspondance entre Pompée et ceux qui paraissaient avoir suivi le parti contraire, ou être restés neutres ; il brûla toutes ces lettres ; et, bien que d’habitude il fût fort modéré dans sa colère, il aima mieux la prévenir, pensant que la plus gracieuse manière de pardonner est d’ignorer les torts de chacun.

Chapitre 24

(1) Notre crédulité fait la plus grande partie du mal. Souvent on ne doit pas même écouter, car, dans certaines choses, mieux vaut être trompé que condamné à la défiance. Loin de nous ces soupçons, ces fâcheuses conjectures, qui irritent si souvent à faux. Un tel m’a salué peu civilement ; l’embrassade de tel autre a été bien froide ; celui-ci a brusquement rompu son propos commencé ; celui-là ne m’a pas invité à son repas ; j’ai vu de l’éloignement sur le visage de tel autre.

(2) Jamais les prétextes ne manquent aux gens soupçonneux ; voyons plus simplement les choses, et jugeons-les avec bienveillance. Ne croyons qu’à ce qui frappe nos yeux, qu’à l’évidence elle-même ; et quand nous reconnaîtrons que nos soupçons étaient vains, gourmandons notre crédulité. De cette sévérité naîtra l’habitude de ne pas croire trop aisément.

Chapitre 25

(1) Une autre règle à s’imposer est de ne pas entrer en fureur pour les plus frivoles et les plus misérables sujets. Mon esclave est peu alerte ; mon eau à boire trop chaude, mon lit mal arrangé ; ma table négligemment dressée. S’irriter de si peu est folie, comme c’est preuve de malaise et de faible santé que de frissonner au plus léger souffle ; comme c’est avoir les yeux malades que d’être ébloui par une étoffe d’une blancheur éclatante ; comme c’est être énervé de mollesse que de souffrir à voir travailler les autres.

(2) Ainsi l’on raconte du Sybarite Myndiride, qu’apercevant un homme qui en creusant la terre levait sa pioche un peu haut, il témoigna que cela le fatiguait, et lui défendit de continuer à travailler en sa présence. Le même se plaignit souvent d’avoir eu l’épiderme meurtri pour s’être couché sur des feuilles de rose repliées.

(3) Quand les voluptés ont empoisonné à la fois l’âme et le corps, toutes choses semblent insupportables, non par leur dureté, mais par notre mollesse. Y a-t-il, en effet, de quoi entrer dans des accès de rage pour la toux ou l’éternuement d’un valet, pour une mouche qu’il n’aura pas su chasser, pour un chien qui se trouve dans notre chemin, pour une clef tombée par mégarde de la main d’un esclave ?

(4) Souffriras-tu patiemment les invectives de tes égaux, les diatribes du Forum ou du sénat, toi dont l’oreille est déchirée parle frottement d’un siège traîné sur le parquet ? Endureras-tu la faim, la soif, une campagne sous un ciel ardent, si tu t’emportes contre un valet parce qu’il fait mal le vin à la neige ? Aussi la mère la plus commune de l’irascibilité est-elle la mollesse, passion despotique et impatiente. Il faut traiter durement notre âme, pour qu’elle ne soit sensible qu’aux atteintes graves.

Chapitre 26

(1) Notre courroux s’émeut, ou de ce qui ne saurait nous avoir fait injure, ou de ce qui a pu nous en faire.

(2) Du premier genre sont les choses inanimées : un livre que des caractères trop menus, que les fautes du copiste font rejeter ou mettre en pièces ; un vêtement qu’on déchire parce qu’il déplaît. N’est-il pas absurde de s’en prendre à des objets qui ne méritent ni ne sentent notre dépit ?

(3) « Mais, allez-vous dire, c’est contre ceux qui les ont confectionnés que je me fâche. » D’abord la colère précède cette distinction ; et puis, savez-vous si ces ouvriers n’auraient pas de bonnes raisons à donner ? Celui-ci n’a pu mieux faire, et ce n’est pas exprès pour vous mécontenter, qu’il est resté novice ; cet autre n’a pas eu davantage l’intention de vous offenser ; et, après tout, si ce sont les personnes qui soulèvent votre bile, quelle folie de l’exhaler sur les choses ?

(4) L’extravagance peut seule en vouloir à des objets privés de sentiment, de même qu’aux animaux muets et dépourvus d’intelligence ; car ils ne peuvent nous offenser, puisqu’ils ne peuvent en avoir la volonté, et il n’y a d’injure que celle qui part de la réflexion. L’animal, tout comme une épée ou une pierre qui tombe, peut nous nuire, mais non pas nous faire injure.

(5) Il est pourtant des hommes qui croient leur honneur compromis, si un cheval, docile sous d’autres mains, se regimbe sous la leur. Ils oublient qu’ici comme ailleurs ce n’est pas la réflexion, mais l’habitude et l’adresse qui obtiennent le plus d’obéissance.

(6) Si dans tous ces cas la colère est peu sage, l’est-elle plus contre des enfants, ou contre ces esprits que leur faiblesse rapproche de l’enfance ? Près d’un juge équitable, l’absence de discernement rend toutes les fautes innocentes.

Chapitre 27

(1) Il est aussi des êtres dont l’action, loin de jamais nuire, est toujours bienfaisante et salutaire : tels sont les dieux, qui ne peuvent ni ne veulent le mal. Leur nature est inoffensive, pacifique, aussi éloignée de nuire aux hommes qu’à elle-même.

(2) Les insensés et les ignorants leur imputent les tempêtes de la mer, les pluies excessives, la rigueur des hivers, tandis que nul de ces phénomènes, heureux ou funestes, ne s’opère directement en vue de l’homme. Ce n’est point pour nous qu’a lieu dans le monde le retour périodique de l’été et de l’hiver ; tout s’exécute d’après les lois qui président aux révolutions célestes. C’est trop présumer de soi, que de se croire l’objet de ces grands mouvements. Rien donc de tout cela n’a lieu contre nous ; loin de là nous ne laissons pas d’y trouver notre conservation.

(3) Nous avons dit que la puissance de nuire manque à certains êtres, et à d’autres la volonté. Parmi ces derniers, sont les bons magistrats, les pères, les instituteurs, les juges : voyons, dans les châtiments qu’ils imposent, ce que voit le malade dans le scalpel ou la diète, ce que nous voyons en mille autres cas, des rigueurs salutaires.

(4) Sommes-nous punis ? Que notre pensée s’arrête, non pas sur la punition seule, mais sur ce qui nous l’attire ; faisons nous-mêmes notre interrogatoire, et si nous ne mentons à notre conscience, nous jugerons la réparation bien inférieure au délit.

Chapitre 28

(1) Vous qui voulez apprécier justement les choses, songez bien, avant tout, que nul de nous n’est sans reproche. Car voici d’où viennent vos indignations les plus vives : Je n’ai point failli ; je n’ai rien fait, disons-nous ; c’est-à-dire que nous ne convenons de rien. Toute réprimande, toute correction nous révolte ; et alors même à nos premières fautes, nous en ajoutons une nouvelle, l’orgueil et la rébellion.

(2) Eh ! où est l’homme qui ose se proclamer pur à la face de toutes les lois ? Et quand cet homme existerait, quelle étroite vertu qu’une vertu légale ! Combien nos devoirs s’étendent plus loin que les prescriptions du droit ! Que de choses nous commandent la piété, l’humanité, la bienfaisance, la justice, la loyauté, dont nulle n’est gravée aux tables de la loi !

(3) Cependant, même cette formule étroite d’innocence, nous ne pouvons la suivre. Nous avons tous ou fait ou médité le mal, nous l’avons souhaité ou favorisé, et souvent, si nous ne fûmes point coupables, c’est pour n’avoir pu réussir à l’être.

(4) Cette pensée nous rendra plus indulgents pour autrui, et moins indociles aux reproches. Surtout ne nous emportons pas contre nous-mêmes (qui épargnera-t-on si l’on ne se respecte ?), et moins encore contre les dieux. Ce n’est point par leur volonté, mais par la loi de notre condition mortelle que nous subissons les disgrâces qui surviennent ici-bas. Mais les maladies, les souffrances qui nous assiègent ? Elles nous avertissent qu’il faut de manière ou d’autre sortir du domicile malsain qui nous est échu. Il vous reviendra qu’un tel a mal parlé de vous ; songez si vous ne l’avez point provoqué ; songez sur combien de gens vous-même tenez de mauvais discours.

(5) Songez en un mot qu’il l’a fait, soit par représailles, et non pour attaquer, soit par entraînement, soit par contrainte, soit par ignorance ; que même, s’il l’a fait sciemment et avec volonté, tout en vous nuisant, il n’avait pas dessein de vous nuire, mais qu’il a cédé à l’attrait d’un bon mot, ou bien qu’il devait vous écarter de sa route, sous peine de n’arriver jamais. Souvent c’est un flatteur, qui déplait pour vouloir trop plaire.

(6) Qu’on se rappelle aussi que de fois l’on a soi-même été en butte à des soupçons faux ; que de services la fortune nous a rendus sous les apparences de l’outrage ; que d’inimitiés se sont chez nous tournées en affections, et l’on sera moins prompt à s’émouvoir, surtout si chaque fois qu’on nous blesse, la conscience nous crie : Et toi-même !…

(7) Mais où rencontrer l’équitable juge dont je parle ? Sera-ce le suborneur, qui jamais ne voit la femme d’autrui sans la convoiter, et qui trouve toute femme bonne à séduire dès qu’elle est celle d’un autre, tandis qu’il veut soustraire la sienne à tous les yeux ; sera-ce ce perfide qui exige rigoureusement l’accomplissement de la foi promise ; ce parjure qui tonne contre le mensonge ; ce délateur par état qui s’indigne qu’on l’attaque en justice ; cet infâme jaloux de la pudeur de ses jeunes esclaves, et qui a prostitué la sienne ?

(8) Les vices d’autrui sont tous sous nos yeux : nous rejetons derrière nous les nôtres. Ainsi le père gourmande les longs festins d’un fils moins déréglé que lui. On n’accorde rien aux passions des autres, et l’on passe tout aux siennes ; le plus cruel tyran s’irrite contre l’homicide, le brigand sacrilège est sans pitié pour le larcin. Trop souvent ce n’est pas la faute qu’on déteste, c’est au délinquant que l’on en veut. Rentrons donc en nous-mêmes : nous deviendrons plus tolérants ; demandons-nous si à notre tour nous n’avons rien fait de pareil, si ces mêmes égarements n’ont pas été les nôtres, et si nous gagnerions quelque chose à ce que les actions de cette nature fussent condamnées ?

Chapitre 29

(1) Le grand remède de la colère est le temps d’arrêt. N’exigez pas dès l’abord qu’elle pardonne, mais qu’elle juge : elle se dissipe pour peu qu’elle attende ; n’essayez pas de l’étouffer d’un seul coup, ses premiers éclats ont trop de force : la victoire complète ne s’obtient ici que par des succès partiels.

(2) Parmi les choses qui nous offensent, les unes nous sont redites, les autres frappent directement nos yeux ou nos oreilles. Ne croyons pas légèrement les rapports : trop de gens mentent pour tromper ou parce qu’ils furent trompés les premiers. L’un n’accuse autrui que pour gagner vos bonnes grâces : il suppose le mal, pour avoir l’air d’en plaindre la victime. Tantôt la jalousie s’efforce de désunir les plus étroites amitiés, tantôt une maligne curiosité se fait un jeu et un spectacle d’observer de loin, et sans risque ceux qu’elle a mis aux prises.

(3) Que vous soyez juge d’un procès sur la plus modique somme, sans témoin, rien ne vous paraîtra prouvé ; et le témoin, s’il ne prête serment, ne fera pas foi ; vous donnerez aux deux parties les remises, le temps convenables, vous les écouterez plus d’une fois ; car la vérité ressort d’autant mieux qu’on l’a plus souvent débattue. Et votre ami, vous le condamnez sur-le-champ, sans l’ouïr ni l’interroger. Avant qu’il puisse connaître son accusateur et son crime, vous voilà furieux contre lui. On vous croirait sûr de la vérité, bien instruit du pour et du contre,

(4) tandis que le délateur même abandonnera son dire, s’il lui faut le prouver. Ne me citez pas, vous recommande-t-il ; si vous me mettez en avant, je nie tout, et vous ne saurez plus rien de moi. Il vous pousse ainsi dans la lutte à laquelle lui-même se dérobe. Ne vouloir rien dire que clandestinement, c’est à la fois dire et se rétracter. Mais un ami croire à des rapports secrets, et rompre publiquement, quoi de plus injuste ?

Chapitre 30

(1) Sommes-nous témoins de la chose qui nous blesse, examinons le caractère et l’intention de son auteur. C’est un enfant ? excusons son âge : il ignore s’il fait mal. Un père ? ou ses bienfaits sont assez grands pour lui avoir acquis même le droit d’offense, ou ce que nous prenons pour offense est de sa part un nouveau service. Une femme ? elle se trompe. C’est un homme qui y a été contraint ? qui pourrait, sans être injuste, se soulever contre la nécessité ? vous l’aviez lésé le premier ? les représailles ne sont plus des injures. C’est votre juge ? soumettez votre sentence à la sienne. Votre roi ? s’il punit en vous un coupable, courbez-vous devant sa justice ; innocent, cédez à la force.

(2) C’est un être sans intelligence, ou peut-être un animal ? vous descendez à son niveau en perdant votre sang-froid. C’est une maladie, une calamité ? elle passera plus légère, si vous la supportez en homme. Ce sont les dieux ? on perd sa peine à s’irriter contre eux, tout comme à appeler leur courroux sur d’autres. C’est un homme de bien qui vous a fait injure ? n’en croyez rien ; un méchant enfin ? n’en soyez pas surpris. Quelque autre lui fera payer sa dette envers vous ; il s’est déjà puni lui-même par le mal qu’il a fait.

Chapitre 31

(1) Deux causes, ai-je dit, font naître la colère : d’abord on se croit outragé : j’ai suffisamment traité ce point ; puis outragé injustement : c’est de quoi je vais parler encore. On appelle injustice, un traitement qu’on ne croyait pas mériter de souffrir, ou auquel l’on ne s’attendait pas. Tout mal imprévu nous semble une indignité,

(2) et rien n’exaspère l’homme comme de voir déjouer ses calculs et ses espérances. C’est bien là ce qui fait qu’un rien nous indispose contre nos domestiques, et que dans un ami la moindre négligence est taxée d’injure.

(3) « Et l’injure qui vient d’un ennemi, pourquoi donc nous émeut-elle si fort ? » C’est qu’elle a lieu contre notre attente, ou qu’elle la surpasse ; c’est l’effet de notre excessif amour-propre : nous croyons que pour nos ennemis mêmes nous devons être inviolables. Le plus obscur mortel nourrit les prétentions d’un roi : il veut pouvoir tout sur les autres, et que les autres ne puissent rien sur lui.

(4) On n’est donc irascible que par ignorance des choses, ou par présomption. Connaît-il bien les choses humaines, celui qui s’étonne que le méchant opère le mal ; qui trouve étrange qu’un ennemi lui nuise, qu’un ami le désoblige, que son fils s’oublie, que son valet manque à sa tâche ? La plus pitoyable excuse est ce mot : « Je n’y avais pas pensé. » Fabius le blâmait dans un chef d’armée ; je le blâmerai, moi, dans tout homme. Croyez tout possible ; attendez-vous à tout : les plus doux caractères auront leurs aspérités.

(5) La nature produit des amis insidieux, des amis ingrats, des amis cupides, des amis pour qui rien n’est sacré. Avant d’accuser les méfaits d’un seul, considérez la race entière des hommes. C’est au sein de la plus vive joie qu’il faut craindre le plus : quand tout vous paraîtra calme, les orages ne manquent pas ; ils sommeillent : comptez toujours sur quelque fléau prêt à vous frapper. Le pilote ne livre jamais toutes ses voiles avec une confiance absolue, il s’arrange pour tout replier au besoin.

(6) N’oubliez pas surtout que la passion de nuire est un sentiment affreux, haïssable, le moins fait pour le coeur de l’homme, lui qui, par ses bons traitements, se plaît à apprivoiser même les plus farouches animaux. Voyez l’éléphant courber sa tête sous le joug ; le taureau laisser impunément sauter sur son dos des enfants et des femmes ; des serpents glisser et se jouer innocemment sur nos tables et dans notre sein ; en nos maisons, des lions et des ours livrer patiemment leurs gueules à l’homme, rendre à la main qui les flatte caresses pour caresses, et rougissez de laisser vos moeurs aux animaux pour prendre les leurs.

(7) C’est un sacrilège de nuire à la patrie, par conséquent à un concitoyen ; il est membre de la patrie : quand le tout est sacré, les parties ne le sont pas moins. L’homme est donc tenu de respecter l’homme, qui est pour lui concitoyen de la grande cité. Qu’arriverait-il, si nos mains voulaient faire la guerre à nos pieds, et nos yeux à nos mains ? L’harmonie règne entre les membres du corps humain, parce que tous sont intéressés à la conservation de chacun ; de même les hommes doivent s’épargner les uns les autres, parce qu’ils sont nés pour la société, laquelle ne saurait subsister sans l’appui mutuel et bienveillant de ceux qui la composent.

(8) Les vipères mêmes et certains reptiles, funestes par leurs coups ou leurs morsures, on ne les écraserait pas si, comme d’autres races, elles s’apprivoisaient et pouvaient cesser d’être malfaisantes pour nous et pour autrui. Ainsi nous ne punirons pas parce qu’on a péché, mais afin qu’on ne pèche plus. La peine envisagera toujours l’avenir, et jamais le passé : ce ne sera pas une oeuvre de colère, mais de prévoyance. S’il fallait punir tout naturel dépravé et tourné au mal, le châtiment n’excepterait personne.

Chapitre 32

(1) « Mais la colère a ses charmes : il est doux de rendre le mal pour le mal. » Je le nie. S’il est beau de répondre à un bienfait par un autre, il ne l’est pas de renvoyer injure pour injure. Il faut, dans le premier cas, rougir de sa défaite, et dans le second, de sa victoire. La vengeance ! mot qui n’est pas de l’homme, et qu’on fait pourtant synonyme de justice. Elle ne diffère de la provocation que par l’ordre des temps. Se venger, fût-ce modérément, c’est nuire seulement avec un peu plus de droit à l’excuse.

(2) Un homme avait, aux bains publics, frappé Marcus Caton par mégarde et sans le connaître (car qui aurait pu sciemment insulter ce grand homme ?). Comme il s’excusait : « Je ne me souviens pas d’avoir été frappé, dit Caton. » Il pensa qu’il valait mieux ne pas s’apercevoir de l’injure que la venger.

(3) « Comment donc ! aucun mal n’est résulté d’une telle inconvenance ? » Beaucoup de bien, au contraire : elle procura à l’offenseur l’avantage de connaître Caton. Il est d’une grande âme de dédaigner les injures. La vengeance la plus accablante est de ne pas juger l’agresseur digne de courroux. Combien, pour avoir voulu raison d’une légère offense, n’ont fait que creuser leur blessure ! Soyez plus fiers, plus généreux ; imitons le roi des animaux ; que les aboiements d’une meute impuissante frappent nos oreilles sans nous émouvoir.

Chapitre 33

(1) Vous dites « La vengeance nous fait respecter ! » Si vous l’employez comme remède, n’y joignez pas la colère ; n’y voyez pas une jouissance, mais un acte utile. D’ailleurs souvent mieux vaut dévorer son dépit que se venger. II faut souffrir avec patience, avec sérénité même les injures des hommes puissants. Ils redoubleront leurs atteintes, s’ils pensent qu’elles ont porté. Le plus grand vice des mortels qu’enivre l’insolence d’une haute fortune, c’est de haïr ceux qu’ils ont offensés.

(2) Tout le monde connaît le mot de cet homme qui avait vieilli à la cour des rois, et auquel on demandait comment il était parvenu à un si grand âge, chose bien rare dans un pareil lieu : « En recevant des affronts, dit-il, et en remerciant. » Souvent, loin qu’il soit utile de venger l’injure, il est dangereux de paraître la ressentir.

(3) Caligula, choqué de la recherche qu’affectait, dans sa mise et dans sa coiffure, le fils de Pastor, chevalier romain des plus distingués, l’avait fait mettre en prison. Pastor demanda la grâce de son fils : le tyran, comme averti de le faire périr, ordonne à l’instant son supplice. Cependant, pour ne pas tenir tout à fait rigueur au père, il l’invite à souper le jour même.

(4) Pastor arrive, et ses traits ne décèlent aucun ressentiment. Après avoir chargé quelqu’un de l’observer, César lui fait présenter une coupe ; c’était presque lui offrir le sang de son fils. L’infortuné la vide courageusement jusqu’à la dernière goutte. On lui passe et parfums et couronnes, avec ordre d’examiner s’il les acceptera ; il les accepte. Le jour qu’il a enterré son fils (je me trompe ; il n’avait pas eu cette consolation), il prend place, lui centième, au banquet du maître, et le goutteux vieillard se livre à des excès tout au plus tolérables à la naissance d’un héritier. Pas une larme, pas un signe qui laisse percer la douleur. II soupa comme s’il eût obtenu la grâce de la victime. Pourquoi, dites-vous, tant de bassesses ? Il avait un second fils.

(5) Que fit Priam en pareil cas ? ne dissimula-t-il pas sa colère ? n’embrassa-t-il pas les genoux du roi de Larisse ? Oui, il porta même à ses lèvres cette main homicide, teinte du sang de son Hector ; il soupa même avec Achille, sans parfums, il est vrai, et sans couronnes ; son farouche ennemi l’exhortait à prendre quelque nourriture, mais non pas à vider de larges coupes sous 1’oeil d’un témoin aposté.

(6) Le Romain eût bravé Caligula, s’il n’eût craint que pour lui-même ; mais l’amour paternel surmonta le ressentiment. Il méritait bien qu’on lui permît, au sortir du festin, d’aller recueillir les restes de son fils ; il ne l’obtint même pas. Le jeune tyran, d’un air bienveillant et affable, provoquait, par de fréquentes santés, le malheureux vieillard à bannir ses chagrins ; et Pastor, de se montrer aussi gai que si la catastrophe du jour eût été loin de son souvenir. C’en était fait du second fils, si le bourreau n’eût été content du convive.

Chapitre 34

(1) Abstenons-nous donc de la colère, soit contre notre égal, soit contre notre supérieur, soit contre notre inférieur. Avec votre égal, la lutte est douteuse ; avec votre supérieur, c’est une folie ; avec votre inférieur, une lâcheté. Il est d’un être chétif et misérable de rendre morsure pour morsure ; la souris, la fourmi mordent la main qui les approche ; les êtres faibles se croient blessés dès qu’on les touche.

(2) Un moyen encore de nous calmer, c’est de songer aux services passés de qui nous irrite aujourd’hui, et le bien rachètera le mal. N’oublions pas non plus quelle glorieuse réputation nous vaudra notre clémence, et combien d’amis utiles ont été le prix d’un pardon.

(3) N’étendons pas notre colère sur les enfants de nos rivaux et de nos ennemis. Une des insignes barbaries de Sylla fut d’exclure des charges publiques les fils des proscrits, et le comble de l’iniquité est de vouloir que les enfants héritent des haines qui poursuivaient les pères.

(4) Demandons-nous, quand nous aurons peine à nous laisser fléchir, si nous serions heureux que chacun fût pour nous inexorable. Que de fois le pardon qu’on a refusé à d’autres, on s’est vu réduit à le demander pour soi ! Combien se sont jetés aux pieds de ceux-là mêmes qu’ils avaient repoussés des leurs ! Rien de plus beau que de convertir sa colère en amitié. Quels sont les plus fidèles alliés du peuple romain ? Ceux qui furent ses ennemis les plus opiniâtres. Où serait aujourd’hui la république, si sa politique prévoyante n’avait confondu les vainqueurs et les vaincus ?

(5) Cet homme se déchaîne contre vous ; provoquez-le par vos bienfaits. L’inimitié tombe d’elle-même dès que l’un des deux quitte la place ; sans réciprocité la lutte n’a pas lieu : lors même qu’elle s’engage, le plus généreux, c’est le premier qui fait retraite, et le champ de bataille reste au vaincu. Êtes-vous frappé ? retirez-vous : frapper à votre tour serait amener, légitimer des atteintes nouvelles ; vous ne seriez plus maître de vous dégager.

(6) Eh ! qui voudrait frapper assez fort son ennemi pour laisser la main dans la plaie, sans pouvoir l’en retirer ? Tel est pourtant l’aiguillon de la colère : on a peine à le retirer. Le guerrier se choisit des armes légères, une épée commode, et facile à manier ; et nous, nous n’éviterions pas la fougue des passions mille fois plus incommodes, plus furieuses, et plus difficiles à rappeler ?

(7) La vélocité qui plaît dans un coursier est celle qu’on arrête à volonté, qui ne franchit pas le but, qu’on peut replier sur elle-même et ramener de la course au pas. On juge malades les nerfs qui s’agitent malgré nous. Il n’y a que les vieillards ou les infirmes qui courent quand ils veulent marcher. Ainsi les mouvements de l’âme, les plus sains et les plus vigoureux sont ceux non pas qu’emporte un fol élan, mais dont l’allure nous est soumise.

Chapitre 35

(1) Avant toutefois de songer aux périls de la colère, rien ne sera plus efficace que d’en considérer la difformité. Nulle passion n’offre des symptômes plus orageux : elle enlaidit les plus belles figures, et donne un air farouche aux physionomies les plus calmes. L’homme abjure alors toute dignité. Sa toge était-elle arrangée convenablement autour de son corps ? la colère y porte le désordre. Tout soin de sa tenue lui échappe ; ses cheveux, que la nature ou l’art faisait flotter d’une manière décente, se soulèvent à l’instar de son âme ;

(2) ses veines se gonflent ; à ses fréquents soupirs, aux cris de rage qu’il pousse avec effort, on voit s’ébranler sa poitrine et se tendre les muscles de son cou. Ses membres frémissent, ses mains tremblent, tout son corps est en convulsion.

(3) Que pensez-vous de l’état intérieur d’une âme qui, au dehors, s’annonce par des traits si hideux ? Bien plus révoltants sont ceux qu’elle nous cache, bien plus terrible sa fermentation intestine, bien plus véhéments ses transports, capables, s’ils n’éclatent, de détruire tout l’homme.

(4) Qu’on se représente les Barbares, les tigres dégoûtants de carnage ou qui courent s’en abreuver ; les monstres d’enfer qu’ont imaginés les poètes avec des serpents pour ceinture, et qui vomissent la flamme ; les noires Furies élancées du Ténare pour souffler le feu des combats, semer la discorde entre les nations et rompre les noeuds de la paix !

(5) Telle on doit se figurer la colère, l’oeil ardent de feu ; telle elle gémit, telle elle mugit, mêlant à ses sifflements d’aigres clameurs et des sons plus sinistres encore, s’il est possible ; frappant des deux mains à la fois, car de se couvrir elle n’a nul souci ; farouche, ensanglantée, déchirée et livide de ses propres coups, la démarche égarée, la raison obscurcie et perdue, elle se précipite çà et là, elle ravage, elle poursuit chargée de l’exécration générale, de la sienne surtout, elle souhaite, à défaut d’autres fléaux, que la terre, que le ciel, que l’univers s’écroule, car elle voue à tous la haine qu’on lui porte.

(6) Qu’on la voie, si l’on veut encore, telle que les poètes nous dépeignent :

Bellone agitant de sa main son fouet sanglant,
ou la Discorde étalant en triomphe sa robe en lambeaux.
Qu’on imagine enfin, s’il se peut, des traits encore plus affreux pour peindre cette affreuse passion.

Chapitre 36

(1) Il y a des gens, dit Sextius, qui se sont bien trouvés d’avoir, dans la colère, jeté les yeux sur un miroir. Effrayés d’une si complète métamorphose, et placés pour ainsi dire en face d’eux-mêmes, ils ne pouvaient se reconnaître. Combien toutefois un miroir rendait faiblement leur difformité réelle !

(2) Si l’âme pouvait se manifester et se réfléchir à la surface de quelque métal, combien, à l’aspect de cette image hideuse et livide, de cette écume, de ces contorsions, de cette bouffissure, elle serait abîmée de confusion ! Nous voyons cette âme percer même à travers l’épaisse enveloppe de chair et de sang qui lui fait obstacle ; que serait-ce si elle se montrait dans sa nudité ?

(3) Pour moi, je ne crois pas qu’un miroir ait jamais guéri personne ; car, enfin, courir au miroir pour regagner son sang-froid, c’est déjà l’avoir recouvré. La colère d’ailleurs ne se croit jamais plus belle que quand elle est horrible, effroyable : elle rend l’homme jaloux de paraître ce qu’il a voulu qu’elle le fit.

(4) Il vaut mieux songer à combien de personnes la colère a par elle-même été fatale. On en a vu, au fort de la crise, se rompre les veines, vomir le sang après des éclats de voix surhumains, avoir les yeux couverts d’un nuage jaunâtre, tant la bile s’y porte violemment ; on a vu des malades retomber plus bas que jamais. La colère est la voie la plus prompte à la folie,

(5) qui, chez bien des gens, n’est qu’une fureur continue : la raison, qu’ils ont voulu perdre, ils ne l’ont plus retrouvée. Tel fut Ajax, poussé au suicide par la folie, et à la folie par la colère. Périssent mes enfants ! que l’indigence m’accable ! que ma maison s’écroule ! voilà leurs souhaits, et ils vous soutiendront qu’ils ne sont pas en colère : ainsi le fou nie qu’il extravague. Devenus ennemis de leurs meilleurs amis, redoutables aux êtres qu’ils chérissent le plus, oubliant toute loi, hors celles qui peuvent servir la vengeance, un rien les jette vers un autre objet ; inabordables aux plus douces paroles, aux procédés les plus touchants, n’agissant que par violence, prêts à vous frapper de leur glaive, ou à le tourner contre eux-mêmes :

(6) car le mal qui les possède est le plus acharné de tous les maux, comme il est le pire de tous les vices. Les autres vices, en effet, n’entrent dans l’âme que par degrés ; celui-ci l’envahit dès l’abord et tout entière, paralyse toute autre affection, fait taire même l’amour le plus ardent. L’amant que la colère égare perce l’objet de sa tendresse et meurt dans les bras de sa victime. L’avarice, monstre si dur, si inflexible, s’anéantit dans la colère, qui se fait une loi de sacrifier les trésors, de transformer en bûcher sa demeure et tout ce qu’elle renferme. Que dis-je ? n’a-t-on pas vu l’ambitieux répudier, fouler aux pieds des insignes qui furent ses idoles, des honneurs qui s’offraient à lui ? Point de passion que la colère ne domine en souveraine.

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