Sénèque: Définition De La Colère Et Conseils Pour l’Extirper- Livre 1
Sénèque: Définition De La Colère Et Conseils Pour l’Extirper- Livre 2
Sénèque (4 BCE – 65 CE) était un aristocrate romain actif en tant que sénateur et conseiller politique sous les règnes de Caligula, Claudius et Néron. Il est également l’un des philosophes stoïciens romains les plus connus avec Marc Aurèle et Épictète.
Sénèque a écrit un essai à son frère aîné Novatus, qui semble lui avoir demandé des conseils pour contrôler son humeur. Le long essai est depuis devenu un classique stoïcien, un guide pour contrôler l’émotion la plus destructrice.
« NOUS NE DEVRIONS PAS CONTRÔLER LA COLÈRE, MAIS LA DÉTRUIRE ENTIÈREMENT – CAR QUEL CONTRÔLE Y A-T-IL POUR UNE CHOSE QUI EST FONDAMENTALEMENT MAUVAISE? » — SÉNÈQUE
Chapitre 1
(1) Maintenant, mon cher Novatus, nous allons essayer de faire ce dont vous êtes le plus curieux, nous allons dire comment on extirpe la colère, ou du moins comment on y met un frein et on en réprime les transports. Quelquefois on doit l’attaquer de front et ouvertement, quand la faiblesse du mal s’y prête ; souvent il faut des voies détournées, si son ardeur, trop violente, s’exaspère et croît par les obstacles. Il importe d’apprécier et sa force et si elle n’en a rien perdu ; s’il faut la combattre à outrance, la refouler, ou céder aux premiers chocs du torrent qui pourrait emporter ses digues.
(2) On devra se déterminer, d’après le caractère de l’homme irrité. Il en est que désarme la prière ; chez d’autres la soumission redouble l’insolence et l’emportement. On apaise ceux-ci par la crainte ; pour ceux-là, les reproches, un aveu franc ou la honte sont d’infaillibles calmants ; ou enfin c’est le délai, remède bien lent pour cette fougueuse passion, et le dernier dont il faille user ;
(3) car les autres affections peuvent attendre, et leur traitement se différer ; celle-ci, impétueuse, emportée par elle-même comme par un tourbillon, n’avance point pas à pas : elle naît avec toutes ses forces. Elle ne sollicite point l’âme, comme les autres vices, elle l’entraîne, et jette hors de lui-même l’homme qui a soif de nuire, dût le mal retomber sur lui ; elle se rue à la fois sur ce qu’elle poursuit et sur tout ce que le hasard offre à sa rage.
(4) Les autres passions poussent l’âme vers l’abîme, celle-ci l’y précipite. Il n’est point de mauvais penchant, tout irrésistible qu’il puisse être, qui ne fasse de soi-même quelque pause ; pareille à la foudre, à la tempête, à tout fléau de la nature, dont rien ne peut arrêter la course ou plutôt la chute, la colère redouble à chaque pas d’intensité.
(5) Certains vices sont simplement une folie ; la colère est une maladie réelle. On descend aux premiers par une insensible pente, qui nous déguise nos progrès ; dans la seconde, on est précipité. Plus pressante que quoi que ce soit, s’étourdissant de sa violence même et de son propre entraînement, plus arrogante après le succès, les mécomptes accroissent sa démence ; repoussée, elle n’est pas abattue ; que la fortune lui dérobe son adversaire, elle se déchirera de ses mains : peu importe la valeur des motifs qui l’ont fait naître : les plus légers la poussent aux extrémités les plus graves.
Chapitre 2
(1) Nul âge n’en est exempt ; elle n’excepte aucun peuple. Il en est qui doivent à la pauvreté l’heureuse ignorance du luxe ; d’autres nations nomades et chasseresses échappent ainsi à l’oisiveté ; celles-ci, dont la vie est sauvage et les moeurs agrestes, ne connaissent ni la délimitation des propriétés, ni la fraude, ni tous les fléaux qu’enfante la chicane. Mais aucun peuple ne résiste aux impulsions de la colère, aussi puissante chez le Grec que chez le Barbare, aussi terrible où la loi commande qu’aux lieux où la force est la mesure du droit ;
(2) enfin toute autre passion n’agit que sur les individus, celle-ci embrase parfois des nations. Jamais on ne vit tout un peuple brûler d’amour pour une femme, être emporté universellement par les mêmes calculs d’avarice ou de cupidité ; l’ambition netravaille que quelques hommes ; la cruauté n’est jamais générale ;
(3) mais souvent la foule a marché en masse sous les drapeaux de la colère. Hommes et femmes, vieillards et enfants, chefs et peuples sont alors unanimes ; quelques mots suffisent pour déchaîner cette multitude, et celui dont les paroles l’ont soulevée se voit déjà devancé par elle. On court, sans plus attendre, au fer et à la flamme ; on décrète la guerre aux peuples voisins, on la fait à ses concitoyens.
(4) Des maisons, des familles entières s’abîment dans les feux ; l’homme qui vient de ravir tous les suffrages, dont l’éloquence était portée aux nues, est victime du courroux dont il fut le moteur ; des légions tournent leurs javelots contre leur général. Le peuple en masse se sépare du sénat ; le sénat, cette lumière de Rome, n’attend ni les élections ni le choix d’un chef régulier, et, créant d’un mot le ministre de ses vengeances, il poursuit jusque dans l’intérieur des maisons d’illustres citoyens dont il se fait lui-même le bourreau.
(5) On outrage des ambassadeurs au mépris du droit des gens ; une fureur inouïe soulève la cité, et, avant que l’animosité publique ait pu s’amortir, on traîne à la hâte des vaisseaux à la mer, des armées s’embarquent tumultuairement. Plus de formalités, plus d’auspices ; on se précipite, sans autre guide que le ressentiment ; on fait arme de tout ce que donne le hasard ou le pillage : transports téméraires, qu’expient bientôt d’affreux désastres.
(6) C’est le sort des Barbares courant en aveugles aux combats. À la moindre apparence d’injure qui frappe ces esprits irritables, ils s’enflamment aussitôt ; partout où le ressentiment les pousse, ils tombent sur les peuples comme un vaste écroulement, sans ordre, sans rien craindre ni prévoir, se jetant eux-mêmes au-devant d’inévitables périls ; heureux des coups qui les frappent, ils vont s’enferrant de plus en plus, ils pèsent de tout leur corps sur le glaive qui les déchire, et tentent d’échapper aux blessures à travers les blessures mêmes.
Chapitre 3
(1) « Voilà sans doute, me dira-t-on, la plus destructive, la plus terrible des frénésies : montrez-nous donc à la guérir. » Oui ; mais, comme je l’ai dit ci-dessus, Aristote est là qui prend la défense de la colère, qui ne veut pas qu’on nous arrache cet aiguillon de la vertu. La retrancher, c’est, selon lui, désarmer l’âme, lui ôter l’élan vers les grandes choses, et la condamner à l’inertie.
(2) Signalons donc, puisqu’il le faut, toute la difformité de ce féroce penchant. Faisons voir à tous les yeux quel monstre est un homme en fureur contre son semblable, comme il se déchaîne, comme il s’élance, ne pouvant le perdre à son tour, ni l’engloutir qu’en s’abîmant dans le même naufrage.
(3) Eh ! peut-on appeler sensé celui qui, comme emporté par un torrent, ne marche plus, mais se précipite, jouet d’un barbare délire ? Il ne confie pas sa vengeance à d’autres : l’exécuteur, c’est lui ; d’un coeur et d’un bras désespérés, il frappe en bourreau ceux qu’il aime le plus, ceux dont la mort va lui arracher des larmes de sang.
(4) Et voilà, dit-on, l’aide et la compagne de la vertu, une passion qui trouble ses conseils, qui la rend impuissante ! Elles sont trompeuses et de sinistre augure, elles ne tournent qu’au suicide, les forces qu’un accès de fièvre développe chez le malade.
(5) Ne m’accusez donc pas de perdre le temps en propos stériles, si je m’attache à flétrir la colère, comme si les opinions étaient partagées sur elle, puisque nous voyons un philosophe, et des plus illustres, lui assigner sa tâche, l’appeler, comme un utile auxiliaire, dans les combats, dans la vie active, dans tout ce quidemande quelque chaleur d’exécution.
(6) Détrompez-vous, vous qui croiriez qu’en aucun temps, en aucun lieu elle puisse être utile, considérez sa rage, cette rage effrénée, son esprit de vertige ; ne la séparez point de son appareil favori ; rendez-lui ses chevalets, ses cordes, ses cachots, ses croix, ces feux qu’elle allume autour des fosses où sont à demi enterrées ses victimes ; ces crocs à traîner les cadavres, ces chaînes de toute forme et ces supplices de toute espèce : fouets déchirants, brûlants stigmates, loges de bêtes féroces. Placez, au milieu de ces attributs, la colère poussant d’aigres et épouvantables frémissements, et plus horrible encore que tous les instruments de sa fureur.
Chapitre 4
(1) On contestera, si l’on veut, ses autres caractères, mais tenons pour certain, comme je l’ai montré dans les livres précédents, que rien ne révolte autant les regards que ce visage menaçant et farouche, tantôt pâle, par le refoulement subit du sang vers le coeur, tantôt devenant pourpre et d’une teinte sanglante par l’excessive affluence de la chaleur et des esprits vitaux ; que ces veines gonflées, ces yeux roulants et s’échappant presque de leurs orbites, puis fixes et concentrés sur un seul point.
(2) Impatientes de dévorer leur proie, les dents se choquent avec le grincement du sanglier qui aiguise ses défenses ; on entend crier les articulations de ses mains contractées, dont l’insensé frappe à chaque instant sa poitrine. Ajoutez encore sa respiration entrecoupée, ses pénibles et profonds gémissements, l’agitation de toute sa personne, ses discours traversés d’exclamations soudaines, ses lèvres tremblantes, comprimées par intervalles, et d’où s’échappe je ne sais quel sifflement sinistre.
(3) Oui, le tigre lui-même, que tourmente la faim ou ledard enfoncé dans ses flancs, le tigre qui dans une dernière morsure, exhale contre le chasseur les restes de sa vie, paraît encore moins féroce que l’homme enflammé par la colère. Écoutez, si vous pouvez, ses vociférations, ses menaces, et dites-moi que vous semble d’une torture qui arrache à l’âme de tels cris.
(4) Est-il un mortel qui ne fasse voeu de rompre avec cette passion, si on lui prouve clairement qu’elle commence par son propre supplice ? Ces puissants de la terre qui s’y livrent, qui y voient une preuve de la force, qui regardent comme un des grands avantages d’une haute fortune d’avoir la vengeance à leurs ordres, me défendrez-vous de leur apprendre que, loin d’être puissant, l’esclave de la colère ne peut même se dire libre ? combien il abdique sa puissance, et jusqu’au titre d’homme libre celui qu’asservit sa colère ?
(5) Me défendrez-vous de dire aux âmes vigilantes qu’elles aient à redoubler d’attention sur elles-mêmes ; que si d’autres vices sont le partage de la perversité, la colère se glisse jusque chez les hommes d’ailleurs les plus éclairés et les plus sages, au point qu’à certains yeux l’irascibilité est signe de franchise, et qu’auprès du vulgaire ceux qui y sont sujets passent pour les meilleures gens.
Divisions du livre III
Chapitre 5
(1) Si j’insiste sur ces vérités, c’est afin que nul ne se croie à l’abri de cette fièvre qui jette même les naturels les plus froids, les plus paisibles dans la violence et la cruauté. Une robuste constitution, l’observation du meilleur régime ne peuvent rien contre la peste ; elle attaque indistinctement forts ou faibles ; ainsi les surprises de la colère ne menacent pas moins l’âme rassise et réglée que l’âme toujours en alerte ; car elle apporte à la première d’autant plus de honte et de périlqu’elle les modifie plus profondément.
(2) Or, comme notre devoir est d’abord de l’éviter, puis de la réprimer, et enfin d’en guérir les autres, j’enseignerai successivement à ne pas tomber sous son influence, à s’en dégager, à retenir celui qu’elle entraîne, à l’apaiser et à le ramener à la raison.
Comment éviter la colère
(3) On se prémuniracontre cette passion en se remettant maintes fois sous les yeux tous les vices qu’elle renferme, en l’appréciant à sa juste valeur. Que tout coeur d’homme l’accuse et la condamne ; qu’un examen sévère mette à nu ses iniques penchants ; comparez-la aux pires de tous, vous aurez sa vraie mesure.
(4) L’avarice acquiert et entasse des biens dont un héritier plus sage saura jouir ; la colère abîme tout, et il n’est guère de gens à qui elle n’ait coûté cher. Que d’esclaves réduits par un maître violent à fuir ou à se tuer ! Et combien ses emportements lui ont été plus dommageables que la cause qui les produisait ! Par la colère, on voit un père en deuil de son fils, un époux en divorce avec sa femme, un magistrat en exécration, un candidat repoussé.
(5) La colère est pire même que la débauche : celle-ci jouit de ses propres plaisirs, celle-là des souffrances d’autrui. Elle va plus loin que la plus maligne envie : ce que l’envie désire, la colère le fait. Si le sort vous maltraite, c’est pour la première une bonne fortune ; la seconde n’attend pas que le sort frappe, elle veut non pas simplement le mal pour celui qu’elle hait, elle veut lui nuire elle-même.
(6) Rien de plus funeste que les inimitiés : elles sont le fruit de la colère. Qu’est-ce que la guerre, ce fléau qui surpasse tous les fléaux ? l’explosion de la colère des grands. Et ces colères plébéiennes et privées, que sont-elles encore qu’une guerre sans armes et sans soldats ? Mais il y a plus : même en la séparant de sa suite immédiate, inévitable, des embûches, des éternels soucis qu’enfantent des luttes mutuelles, la colère se punit elle-même, quand elle se venge ; elle étouffe cette voix de la nature qui dit à l’homme : Fais le bien, aime ton semblable ; elle répond : Je veux haïr, je veux faire le mal.
(7) Ajoutez que la colère, c’est-à-dire le soulèvement d’un excessif amour-propre, noble en apparence, n’est au fond que le plus bas, le plus étroit des sentiments. Qui que tu sois, qui te juges méprisé d’un autre, tu te reconnais inférieur à lui. Un grand coeur, sûr de ce qu’il vaut, ne se venge pas, car il ne sent pas l’injure ; (8) ainsi les traits rebondissent sur un corps dur, et les masses compactes affectent douloureusement la main qui les frappe. Non, jamais un grand azur n’est sensible à l’injure : elle est toujours moins forte que lui. Qu’il est beau de s’entourer comme d’une égide impénétrable qui renvoie tous les traits de l’offense et du mépris ! La vengeance est un aveu que le coup a porté, et ce n’est pas une âme forte que celle qui plie sous un outrage. L’homme qui vous blesse est-il plus faible que vous ? épargnez-le ; plus puissant ? pardonnez-lui, par égard pour vous-même.
Chapitre 6
(1) Le signe le plus certain de la vraie grandeur, c’est que nul accident ne puisse nous émouvoir. La région du monde la plus pure et la plus élevée, celle qui avoisine les astres, ne rassemble pas de nuages, n’éclate pas en tempêtes, ne se roule pas en tourbillons ; elle est dans un calme parfait : c’est au-dessous que gronde la foudre. Ainsi une âme sublime, toujours paisible, placée loin des orages, étouffe en elle tous les germes de la colère : l’ordre, la modération, la majesté l’accompagnent. Où trouver rien de semblable chez l’homme irrité ?
(2) Où est le furieux qui, livré au ressentiment, ne dépouille d’abord toute retenue ; qui, dans sa fougue délirante, élancé contre son ennemi, n’abjure pas toute pudeur ; qui se rappelle encore et le nombre et l’ordre de ses devoirs ; qui sache commander à sa langue, maîtriser aucune partie de lui-même, et, une fois emporté, diriger son élan ?
(3) Nous nous trouverons bien du précepte salutaire de Démocrite : « Pour vivre tranquille, il faut fuir la multiplicité des affaires publiques et privées, et les proportionner à nos forces. »L’homme qui partage sa journée entre tant d’entreprises ne la passera jamais si heureusement qu’il ne se heurte ou contre les hommes ou contre les choses, et ne se voie poussé à la colère.
(4) Celui qui traverse en courant les quartiers populeux d’une ville, doit nécessairement coudoyer bien des gens, tomber ici, être arrêté plus loin, éclaboussé ailleurs : ainsi, dans cette mobilité d’une vie coupée par tant de travaux, se rencontrent une infinité d’obstacles, de sujets de mécontentement. L’un trompe nos espérances, l’autre en retarde l’accomplissement ; celui-là s’en approprie les fruits ; nous voyons échouer nos plans les mieux concertés ;
(5) car jamais la fortune ne se dévoue à personne au point de couronner les voeux de celui qui poursuit mille objets à la fois. Aussi qu’arrive-t-il ? que celui dont elle a contrarié quelques projets ne peut plus souffrir ni les hommes ni les choses ; sur les moindres motifs, il s’en prend indifféremment aux personnes, aux affaires, aux lieux, au destin, à lui-même.
(6) Pour assurer à l’âme sa tranquillité, il faut donc n’en pas dissiper les forces dans le pénible embarras de soins nombreux, ou d’entreprises au-dessus de notre faiblesse. On s’accommode facilement d’une charge légère que l’on peut faire passer de l’une à l’autre épaule sans la laisser tomber ; mais celle que des mains étrangères nous imposent, et que nous avons peine à porter, échappe après quelques pas à nos forces vaincues : nous avons beau nous raidir sous le faix, on nous voit chanceler, et tout trahit notre impuissance.
Chapitre 7
(1) Pareille chose arrive, sachez-le bien, dans les transactions civiles et domestiques. Les affaires simples et expéditives vont d’elles-mêmes ; les affaires graves et au-dessus de notre portée ne se laissent point aisément saisir : elles surchargent et entraînent ; on se croit près de les embrasser, on tombe avec elles, et souvent tout notre zèle s’épuise en vain, lorsqu’au lieu d’entreprendre des choses vraiment faciles, on veut trouver facile ce qu’on a entrepris.
(2) Avant d’agir, mesurez bien vos forces aux obstacles, et vos moyens au but ; car le regret d’une entreprise manquée vous causera du dépit. La différence entre une âme bouillante et une âme froide et sans énergie, c’est que le défaut de réussite produit la colère dans l’une, dans l’autre l’abattement. Que nos entreprises ne soient ni mesquines, ni téméraires, ni coupables ; bornons à notre voisinage l’horizon de nos espérances ; point de ces tentatives dont la réussite serait pour nous-mêmes un motif d’étonnement.
Chapitre 8
(1) Mettons nos soins à prévenir l’injure que nous ne saurions supporter. Ne lions commerce qu’avec les gens les plus pacifiques, les plus doux, et qui ne soient ni difficiles, ni chagrins ; car on prend les moeurs de ceux avec qui l’on vit ; et comme certaines affections du corps se gagnent par le contact l’âme communique ses vices à qui l’approche.
(2) Un ivrogne entraîne ses commensaux à aimer le vin ; la compagnie des libertins amollit, à la longue, le coeur le plus ferme et le plus héroïque, et l’avare peut nous infecter de la lèpre qui le consume. Dans un ordre différent, l’action des vertus est la même : elles répandent leur douceur sur tout ce qui les environne. Jamais un climat propice, un air salubre n’ont fait aux valétudinaires tout le bien qu’éprouve une âme convalescente à fréquenter des personnes qui valent mieux qu’elle.
(3) L’effet merveilleux de cette influence se reconnaît même chez les bêtes féroces, qui s’apprivoisent au milieu de nous ; et le monstre le plus farouche perd quelque chose de son affreux instinct, pour peu qu’il habite longtemps sous le toit de l’homme.Des caractères doux émoussent peu à peu et font disparaître les aspérités du nôtre. Mais aux bienfaits de l’exemple qui nous améliore se joint un autre avantage : près des gens paisibles nul motif de nous emporter, et, partant, de donner carrière à notre défaut. Fuyons donc tous ceux que nous saurons capables d’exciter notre penchant à la colère.
(4) « Mais qui sont-ils ? » Tous les hommes qui, par des causes diverses, produisent sur nous ce même effet. L’homme hautain vous choquera par ses mépris, le caustique par son persiflage, l’impertinent par ses insultes, l’envieux par sa malignité, le querelleur par ses contradictions, le fat par sa jactance et ses mensonges. Vous n’endurerez pas qu’un soupçonneux vous craigne, qu’un opiniâtre vous pousse à bout, qu’un efféminé vous dédaigne.
(5) Choisissez donc des personnes simples, faciles, modérées,qui ne provoquent pas vos vivacités, et qui sachent les souffrir. Vous aurez surtout à vous applaudir de ces naturels flexibles et polis, dont la douceur pourtant ne va pas jusqu’à l’adulation ; car près des gens colères, l’excès de la flatterie tient lieu d’offense.
(6) Tel était l’un de nos amis, excellent homme assurément, mais d’une susceptibilité trop prompte : chez lui, la flatterie risquait d’être aussi mal reçue que l’invective. On sait que l’orateur Célius était fort irascible. Un jour, dit-on, il soupait avec un de ses clients, homme d’une patience rare. Celui-ci toutefois, sentant bien que, tête à tête avec un pareil interlocuteur, il lui serait difficile de prévenir toute altercation, crut que le mieux serait d’être toujours de son avis et de dire comme lui. Célius, impatienté d’une si monotone approbation, s’écria : Contredis-moi donc, pour que nous soyons deux ! Et toutefois, après ce mouvement d’humeur, parce que l’autre ne se fâchait point, il se calma aussitôt faute d’adversaire.
(7) Si donc nous avons la conscience de notre penchant à la colère, vivons de préférence avec les personnes qui s’accommodent à notre humeur et à nos discours ; sans doute elles pourront nous gâter, nous faire prendre la mauvaise habitude de ne rien entendre qui nous contrarie, mais notre mal y gagnera d’heureux intervalles de repos. Notre caractère, quelque difficile et intraitable qu’il soit, se laissera du moins caresser : qui pourrait se montrer farouche et se cabrer à l’approche d’une main amie ?
(8) Dès qu’une discussion s’élève, et menace d’être longue et opiniâtre, sachons d’abord nous modérer, et n’attendons pas qu’elle s’enflamme. La lutte nourrit la lutte : une fois engagée, elle nous pousse toujours plus avant ; et n’y point entrer est plus facile que s’en dégager.
Chapitre 9
(1) L’homme irascible doit encore s’interdire les études trop sérieuses, ou du moins ne pas s’y livrer jusqu’à la fatigue, ne point partager son esprit entre trop d’occupations, mais le tourner aux arts d’agrément. Que la lecture des poètes, que les récits de l’histoire le charment et l’intéressent ; qu’il se traite avec douceur et ménagement.
(2) Pythagore apaisait, aux sons de la lyre, les troubles de son âme ; personne au contraire n’ignore à quel point nous aiguillonnent les accents du clairon et de la trompette, de même que certains chants sont à nos âmes un charme qui sait les calmer. Comme le vert convient aux yeux troubles, et comme il est des couleurs qui reposent une vue fatiguée, tandis que d’autres plus vives la blessent, ainsi des occupations gaies soulagent un esprit malade.
(3) Fuyons les tribunaux, les procès, les plaidoiries, tout ce qui peut ulcérer notre mal. Évitons aussi les fatigues du corps ; elles absorbent ce qu’il y a en nous d’éléments doux et calmes, et soulèvent les principes d’âcreté.
(4) Aussi les gens qui se défient de leur estomac, avant de rien entreprendre d’important et de difficile, tempèrent, par quelque nourriture, leur bile qu’échauffe surtout la lassitude, soit que le vide de l’estomac y concentre la chaleur, enflamme le sang et en arrête le cours dans les veines affaissées, soit que l’épuisement et la débilité du corps appesantissent l’âme. Quoi qu’il en soit, c’est de la même cause que vient l’irritabilité dans l’affaiblissement de l’âge ou de la maladie : c’est pour cela aussi que la faim et la soif sont à craindre ; elles enflamment et aigrissent nos esprits.
(5) Un vieux proverbe dit : « Gens fatigués sont querelleurs ; » on peut l’étendre à tous ceux que tourmente la soif, la faim ou tout autre besoin. Leur âme devient comme ces plaies que fait souffrir le plus léger contact, et même l’idée seule qu’on les touche ; un rien les offense ; un salut, une lettre, un discours, une simple question sera pour eux un sujet de querelle. On ne touche pas une plaie sans provoquer une plainte.
Comment s’affranchir de la colère
Chapitre 10
(1) Le mieux est donc d’appliquer le remède dès le premier symptôme du mal, de ne laisser à notre langue que le moins de liberté possible, et d’en modérer l’intempérance.
(2) Or, il est facile de surprendre l’instant où naît la passion ; les « maladies ont leurs pronostics ; et, de même que les pluies et les tempêtes s’annoncent par des signes précurseurs, ainsi la colère, l’amour, toutes ces tourmentes qui assaillent nos âmes grondent avant d’éclater.
(3) Les personnes sujettes au mal caduc pressentent l’approche de leurs accès quand la chaleur se retire des extrémités, quand leur vue se trouble, que leurs nerfs se contractent, que leur mémoire échappe, que le vertige les prend. Aussi tout d’abord ont-elles recours aux préservatifs ordinaires ; elles cherchent à neutraliser, en sentant et en mâchant certaines substances, la cause mystérieuse qui les arrache à elles-mêmes : elles combattent, par des fomentations le froid qui raidit leurs membres ; ou, si ces remèdes sont impuissants, du moins elles ont pu fuir les regards et tomber sans témoin dans leur accès.
(4) Il est bon de connaître son mal, et d’en arrêter les progrès avant qu’ils ne s’étendent au loin. Cherchons quelle est en nous la fibre la plus irritable. Tel est plus sensible aux injures, et tel, aux mauvais traitements ; celui-ci veut qu’on tienne compte de sa noblesse, et celui-là, de sa beauté. Il en est qui sepiquent de bon goût ; il en est qui se donnent pour érudits. Certains ne peuvent souffrir l’orgueil, ou la résistance. Vous en trouvez dont la colère dédaignerait de tomber sur un esclave, tandis que d’autres, tyrans cruels à la maison, sont hors de chez eux la douceur même. L’un, si on le sollicite, y voit de l’envie ; qu’on ne demande rien à l’autre, il se croit méprisé. Nous ne sommes pas tous vulnérables par le même point.
Chapitre 11
(1) L’essentiel est donc de savoir son endroit faible pour y porter secours. II n’est pas bon de tout voir, de tout entendre. Nombre d’injures doivent passer inaperçues devant nous : les ignorer, c’est ne les point avoir reçues. Voulez-vous vaincre la colère ? réprimez la curiosité. Celui qui s’enquiert de tout ce qui s’est dit sur son compte, et qui va exhumant les propos les plus secrets de l’envie, trouble lui-même son repos. Que de choses innocentes, dénaturées par l’interprétation qui leur donne les couleurs de l’injure ! Patientons donc pour les unes, moquons-nous des autres, ou bien pardonnons.
(2) Entre mille moyens de prévenir la colère, le plus fréquent à employer c’est de tourner la chose en badinage et en plaisanterie. Socrate, ayant reçu un soufflet, se contenta, dit-on, de remarquer « qu’il était fâcheux d’ignorer quand on devait sortir avec un casque. »
(3) L’injure est moins dans la manière dont elle est faite que dans celle dont elle est reçue. Or, je ne vois pas que la modération soit chose si difficile, quand je vois des tyrans, enflés de leur fortune et d’un pouvoir sans bornes, mettre un frein à leurs violences habituelles.
(4) Témoin Pisistrate, tyran d’Athènes : un de ses convives dans l’ivresse s’était longuement répandu en reproches contre sa cruauté. II ne manquait pas autour du prince de gens qui voulaient prendre pour lui fait et cause, qui lui soufflaient à l’envi le feu de la vengeance ; mais il se laissa paisiblement outrager, et répondit aux instigateurs : « Je ne lui en veux pas plus qu’à un homme qui se jetterait sur moi les yeux bandés. » Que d’hommes se créent des sujets de plainte sur de faux soupçons, ou sur des torts légers qu’il s’exagèrent !
Chapitre 12
(1) Souvent la colère vient à nous ; plus souvent nous allons à elle, nous qui, loin de l’attirer jamais, devrions, quand elle survient, la repousser.
(2) Mais nul ne se dit : « Cette même chose qui m’indigne, je l’ai faite ou j’ai été prêt à la faire. » On ne juge pas l’intention de l’auteur, mais l’acte tout seul ; et pourtant il faudrait voir s’il l’a commis par mégarde ou volontairement, par contrainte ou par erreur ; s’il a écouté la haine ou son intérêt, s’il a suivi sa propre impulsion ou celle d’autrui dont il n’aurait été que l’instrument. Prenons en considération l’âge ou le rang de l’offenseur, afin d’apprendre à tolérer par humanité ou à souffrir par humilité.
(3) Enfin mettons-nous à la place de celui qui nous irrite : notre susceptibilité vient parfois des iniques prétentions de l’amour-propre qui refuse d’endurer ce qu’il voudrait faire subir aux autres.
(4) On n’attend pas pour éclater ; et néanmoins le plus grand remède de la colère, c’est le temps : il amortit le premier feu, et dissipe, ou du moins éclaircit le nuage qui offusque la raison. Un jour, que dis-je ? une heure suffit pour atténuer une partie des motifs qui vous emportaient, ou même pour les faire tous évanouir. Si l’on n’obtient rien par le délai, on aura du moins prouvé que la justice, et non la colère, dicte l’arrêt. Quoi que vous vouliez approfondir, abandonnez-le au temps, le flux et le reflux du présent ne laissent rien voir avec netteté.
(5) Platon, irrité contre son esclave et ne pouvant prendre sur lui de différer le châtiment, lui avait ordonné de se déshabiller promptement, et de présenter son dos aux verges ; il voulait le battre de sa propre main. Mais, s’apercevant qu’il était en colère, il tint son bras levé et suspendu dans l’attitude d’un homme qui va frapper. Un ami qui survint lui demanda ce qu’il faisait. « Je châtie un homme emporté, » dit Platon ;
(6) et ce philosophe demeurait comme stupéfié, conservant cette position menaçante, ignoble pour un sage : car sa pensée était déjà loin de l’esclave ; il en avait trouvé un autre plus digne de punition. Il abdiqua donc ses droits de maître, trop ému qu’il était pour une peccadille, et dit à Speusippe : « Corrige ce misérable ; car pour moi, je suis en colère. »
(7) Il s’abstint de frapper par le même motif qui eût poussé tout autre à le faire. « Je ne suis plus à moi, pensa-t-il, j’irais trop loin ; j’y mettrais de la passion ; ne laissons pas cet esclave à la merci d’un homme qui ne se maîtrise plus. » Voudrait-on confier la vengeance à des mains irritées, quand Platon lui-même s’en est interdit l’exercice ? Ne permettez rien à la colère. Pourquoi ? parce qu’elle veut tout se permettre.
Chapitre 13
(1) Luttez contre vous-même. Qui ne peut la vaincre est à demi vaincu par elle. Si elle fermente au fond de l’âme, si elle ne se fait pas jour encore, étouffez ses premiers symptômes ; tenez-la, autant qu’il se peut, renfermée, et qu’elle échappe à tous les yeux.
(2) Il nous en coûtera de pénibles efforts ; car cette passion veut faire explosion, jaillir des yeux en traits de flamme, bouleverser toute la face humaine. Or, dès qu’elle s’est produite à l’extérieur, elle nous domine. Repoussons-la jusqu’au fond de notre âme : qu’elle soit maîtrisée, et non maîtresse. Faisons plus : que ses avant-coureurs deviennent chez nous les indices du contraire. Que notre visage paraisse plus serein, notre voix plus douce, notre allure moins brusque, et qu’insensiblement sur ces dehors se modifie l’intérieur de l’homme.
(3) Chez Socrate, c’était signe de colère de baisser la voix, de moins parler ; on reconnaissait alors qu’il se livrait à lui-même un combat secret. Avertis par là, ses amis le reprenaient, et, quoique l’émotion fût imperceptible, ces reproches n’avaient rien de déplaisant pour lui. Ne devait-il pas s’applaudir de ce que tous s’apercevaient de sa colère, sans que personne en ressentît les effets ? On l’eût éprouvée, s’il n’eût donné sur lui-même à ses amis le droit de blâme qu’il prenait sur eux.
(4) Combien à plus forte raison n’en devons-nous pas faire autant ! Prions nos meilleurs amis d’user avec nous d’une libre réprimande, principalement quand nous serons moins en humeur de la souffrir. Point de lâche complaisance de leur part : contre un mal d’autant plus puissant qu’il nous plaît davantage, réclamons leur secours tant que nous voyons clair encore, et que nous sommes à nous.
(5) Ceux qui portent mal le vin et qui craignent la pétulance et la témérité où l’ivresse les jette, recommandent à leurs gens de les emporter de la salle du festin. Les personnes qui ont éprouvé qu’elles se maîtrisent peu dans la maladie défendent qu’on leur obéisse dans cet état.
(6) Rien de mieux que de poser d’avance une barrière aux défauts qu’on se connaît, et, avant tout, de régler si bien son âme, que, fût-elle ébranlée par des attaques graves et subites, elle soit inaccessible à la colère ; ou que, si elle est prise au dépourvu par une injure, grave, elle refoule au dedans d’elle-même sa passion soulevée, et ne laisse point percer ses ressentiments.
(7) Vous avouerez que la chose est possible, si je vous cite quelques exemples pris entre mille, et d’où l’on peut apprendre à la fois quel fléau c’est que la colère, quand elle a pour instruments la puissance d’un pouvoir sans bornes, et combien elle peut se commander à elle-même, lorsqu’une terreur plus forte la comprime.
Chapitre 14
(1) Le roi Cambyse était fort adonné au vin. Prexaspe, l’un de ses favoris, l’engageait un jour à plus de sobriété, lui représentant que l’ivresse était honteuse chez un souverain, sur lequel tous les yeux étaient ouverts, et toutes les oreilles attentives : « Je vais te prouver, répliqua le prince, que je me possède toujours, et que, dans l’ivresse même, mon bras est sûr aussi bien que mes yeux. »
(2) Il se mit à boire plus souvent et dans de plus grandes coupes qu’à l’ordinaire, puis, quand il se sentit rempli de vin et trébuchant, il ordonna au fils de son censeur d’aller se placer à la porte de la salle, debout et la main gauche placée au-dessus de la tête. Alors il tend son arc, déclare qu’il vise au coeur, et au même instant le jeune homme est frappé. Cambyse lui fait ouvrir le flanc, montre à Prexaspe la flèche enfoncée droit dans le coeur ; puis, l’interrogeant de l’oeil et de la voix « Ai-je la main assez sûre ? » lui dit-il. Le père affirma qu’Apollon n’eût pas tiré plus juste.
(3) Et les dieux n’écrasaient pas cet homme plus vil encore de coeur que de condition ! Il osa louer une chose dont c’était trop d’avoir été le témoin. Il trouva un sujet de flatterie dans cette poitrine partagée en deux, dans ce coeur palpitant sous le fer. Ne devait-il pas plutôt contester au bourreau sa gloire, le défier à une seconde épreuve qui montrât mieux sur le père lui-même la sûreté de son bras ?
(4) Fut-il jamais tyran plus sanguinaire, plus digne de servir de but aux flèches de tous ses sujets ? Mais, tout en livrant à l’exécration un homme qui couronne ses orgies par les supplices et par le meurtre, avouons que le panégyriste était plus infâme que le héros. Ne cherchons pas ici quelle devait être la conduite du père, cause et témoin de l’assassinat d’un fils dont le cadavre était à ses pieds ; voyons-y la preuve qu’il s’agit d’établir : qu’on peut étouffer ses ressentiments.
(5) Prexaspe ne proféra ni imprécation contre le tyran, ni aucune de ces plaintes qu’arrachent les grandes infortunes, lui qui se sentait percer le coeur du même coup que celui de son fils. On peut soutenir qu’il fit bien de dévorer le cri de sa douleur ; car s’il eût parlé en homme irrité, il perdait la chance d’agir plus tard en père. (6) Son silence, on peut le croire, fut plus sage que ses leçons de tempérance à un monstre qu’il valait mieux gorger de vin que de sang, et dont la main, tant qu’elle tenait la coupe, faisait trêve aux massacres. Ainsi Prexaspe grossit la liste de ceux qui ont prouvé, par d’éclatantes disgrâces, ce qu’un bon conseil coûte aux amis des rois.
Chapitre 15
(1) Sans doute Harpage en avait donné un de cette nature à son maître, aussi roi de Perse, quand ce dernier, s’estimant offensé, lui fit servir à table la chair de ses propres fils ; puis lui demanda, à plusieurs reprises, si l’assaisonnement lui plaisait, et lorsqu’il vit le malheureux rassasié de cet horrible mets, il fit apporter les têtes, ajoutant cette question : « Comment trouvez-vous que je vous ai régalé ? » Eh bien ! Harpage trouva des paroles ; sa langue ne resta pas glacée : « À la table d’un roi, répondit-il, tout mets ne peut être qu’agréable. »
(2) Que gagna-t-il à cette flatterie ? de n’être pas invité à manger les restes. Défendrai-je à ton père d’exécrer un pareil acte et son auteur, de chercher une vengeance digne d’une si atroce barbarie ? Non, mais je dirai qu’il est possible encore de cacher le ressentiment qui naît des plus poignantes douleurs, et de lui faire prendre le langage le plus contraire à sa nature.
(3) S’il est nécessaire de maîtriser son irritation, c’est surtout aux hommes qui suivent la vie des cours et qui sont admis à la table des rois. Les orgies de Cambyse, les festins d’Harpage y sont ordinaires, comme aussi de pareilles réponses : il y faut sourire à ses funérailles. L’existence vaut-elle la peine de la payer si cher ? C’est ce que nous verrons ailleurs : c’est là une autre question. Nous ne chercherons pas à consoler de si déplorables esclaves, nous ne les exhorterons point à subir les lois de leurs bourreaux ; nous leur montrerons, dans toute servitude, une voie ouverte à la liberté. Est-ce leur âme qui, par ses propres passions, s’est rendue malade et misérable ? elle trouve en elle de quoi finir ses souffrances.
(4) À celui que le sort jeta sous la main d’un tyran, qui prend pour but de ses flèches le coeur de ses amis, ou qui fait servir à un père les entrailles de ses fils : Pauvre insensé, dirons-nous, ne sais-tu que gémir ? Attends-tu que sur les cadavres de tes concitoyens un peuple ennemi te vienne venger, ou qu’un puissant roi accoure de contrées lointaines ? Quelque part que tes yeux se tournent, tu trouveras une fin à tes maux. Vois cette roche escarpée : tu peux de là t’élancer à la liberté. Vois cette mer, ce fleuve, ce puits : au fond de leurs eaux est la liberté. Vois cet arbre petit, rabougri, cet arbre de malheur ; la liberté pend à ses branches. Le poison, la corde, le poignard t’ouvrent autant d’issues pour fuir l’esclavage. Mais ces ressources que je te montre sont peut-être pénibles pour toi ; elles exigent trop de coeur et de force. Tu demandes une voie plus douce vers la liberté ? Elle est dans chaque veine de ton corps.
Chapitre 16
(1) Tant que rien ne nous semble assez intolérable pour nous faire répudier la vie, sachons en toute situation repousser la colère. Elle est fatale à qui sert sous un maître : l’indignation ne peut qu’accroître ses tourments ; et plus on les souffre avec impatience, plus l’esclavage est accablant. L’animal qui se débat dans le piège le resserre davantage ; l’oiseau ne fait qu’étendre sur son plumage la glu dont il travaille à se dépêtrer. Un joug, si étroit qu’il puisse être, blesse moins une tête soumise qu’une tête rebelle, et l’unique allégement des plus vives peines consiste à les supporter, à obéir aux nécessités de sa position.
(2) Mais s’il est utile aux sujets de contenir leurs passions, et notamment la colère, comme la plus furieuse, la plus indomptable de toutes, il l’est plus encore aux rois. Tout est perdu, quand tout ce que dicte la colère, la fortune le permet ; et le pouvoir qui s’exerce aux dépens d’une foule d’opprimés ne saurait tenir longtemps ; il touche à sa chute aussitôt que ceux qui souffrent séparément sont ralliés par un péril commun. Aussi que de tyrans immolés, soit par un seul homme, soit par tout un peuple qu’ont réuni sous le même drapeau des ressentiments universels !
(3) Et combien pourtant se sont livrés à la colère comme à l’exercice d’un privilège royal ! Témoin Darius, qui, après que le sceptre eut été enlevé au Mage, fut le Premier appelé à régner sur la Perse et sur une grande partie de l’Orient. Comme il allait porter la guerre aux Scythes, dont les frontières ceignaient son empire, Ébasus, illustre vieillard, père de trois fils, le supplia de lui laisser l’un d’entre eux pour la consolation de ses derniers jours, en gardant au service les deux autres : « Tu auras plus que tu ne demandes, dit le prince ; tous vont t’être rendus ; » et il les fait égorger sous les yeux du père, auquel il laisse leurs cadavres. C’eût été, en effet, une cruauté de les emmener tous trois.
(4) Combien Xerxès se montra plus facile ! Pythius lui demandait le congé d’un de ses cinq fils ; il obtint de choisir. Mais Xerxès fit couper en deux celui sur lequel le choix était tombé, et placer une moitié de chaque côté de la route où l’armée devait passer. Ce fut la victime expiatoire de son armée. Aussi son expédition eut-elle le sort qu’elle méritait. Vaincu et mis en fuite, il vit les débris de sa puissance épars au loin sur toute la Grèce, et se sauva presque seul à travers les cadavres des siens.
Chapitre 17
(1) Telle fut, dans la colère, la férocité des rois barbares, chez qui n’avaient pénétré ni l’instruction ni la culture des lettres. Mais voyez ce roi, sorti du giron d’Aristote, cet Alexandre, qui, dans un banquet, perça de sa main Clitus, son cher Clitus, son compagnon d’enfance, parce que, peu disposé à le flatter, celui-ci ne se prêtait pas volontiers à passer de la liberté macédonienne à la servitude asiatique.
(2) Il livra à la rage d’un lion Lysimaque qu’il aimait à l’égal de Clitus. Ce Lysimaque, échappé par un bonheur inouï à la dent de la bête féroce, en devint-il plus doux lui-même, lorsqu’il régna ?
(3) Il mutila Télesphore, de Rhodes, son ami, en lui faisant couper le nez et les oreilles, et le nourrit longtemps dans une cage, comme quelque animal rare et extraordinaire. Ce n’était plus qu’une sorte de tronc vivant, qu’une plaie difforme, et n’ayant plus rien de la face humaine. Puis les tourments de la faim, et l’affreuse saleté de ce corps, réduit à pourrir dans sa propre fange,
(4) accroupi sur ses genoux et sur ses mains calleuses, qui lui servaient forcément de pieds dans son étroite prison ; puis encore ses flancs ulcérés par le frottement des barreaux : tout en lui formait un spectacle aussi révoltant qu’effroyable. Son supplice en avait fait un monstre qui repoussait même la pitié. Mais si ce malheureux avait perdu la figure de l’homme, son persécuteur en avait moins encore gardé le caractère.
Chapitre 18
(1) Plût aux dieux que les nations étrangères offrissent seules de tels exemples, et que leur cruauté n’eût point passé dans nos moeurs avec tant d’autres vices d’emprunt, avec la barbarie des supplices et des vengeances ! Ce M. Marius, à qui le peuple avait élevé des statues dans tous les carrefours, et en l’honneur duquel il adressait des supplications aux dieux, avec du vin et de l’encens, eut les cuisses rompues, les yeux arrachés, les mains coupées par ordre de Sylla ; et, comme s’il eût pu subir autant de morts que de tortures, on déchira lentement et en détail chaque partie de son corps.
(2) Et quel fut l’exécuteur de ces ordres sanguinaires ? qui pouvait-il être, sinon Catilina, dont les mains s’exerçaient dès lors à toute espèce d’attentats ? On le vit déchiqueter Marius sur le tombeau du plus doux des mortels, sur la cendre indignée de Q. Catulus. Là, un homme de funeste exemple, et toutefois si populaire, un préteur, assez justement, mais si excessivement aimé, voyait son sang s’échapper goutte à goutte de chaque veine. Marius méritait sans doute de souffrir ces tourments ; Sylla de les ordonner, Catilina d’y prêter ses mains ; mais qu’avait fait la république pour se voir percer le sein tour à tour, et par des fils dénaturés et par d’hypocrites vengeurs.
(3) Mais pourquoi remonter aux temps anciens ? Naguère Caligula fit, dans la même journée, battre de verges et torturer Sextus Papinius, fils de consulaire ; Bétiliénus Bassus, questeur impérial, fils d’un intendant du prince ; tant d’autres sénateurs, tant de chevaliers, et cela, non pour en tirer quelque aveu, mais par passe-temps.
(4) Impatient de tout ce qui différait ses affreuses jouissances, que sa cruauté voulait promptes et complètes, ce fut en se promenant au milieu d’un groupe de femmes et de sénateurs dans cette partie des jardins de sa mère qui sépare le fleuve de la galerie du palais, qu’il fit venir quelques-unes des victimes pour les décoller à la lueur des flambeaux. Qui le pressait ? Quel danger public ou personnel lui eût fait courir le délai d’une nuit ? Que lui coûtait-il d’attendre l’aurore, de quitter enfin sa chaussure de table, pour mettre à mort des sénateurs romains ?
Chapitre 19
(1) Jusqu’où allait son insolente cruauté ? il n’est pas hors de propos de le faire connaître. Bien que cette digression puisse sembler étrangère et hors de mon sujet, elle prouve toutefois que cet orgueil est un des attributs de la colère, quand dans sa rage elle passe toutes les bornes. Caligula avait fait battre de verges des sénateurs ; mais, grâce à ses faits précédents, on pouvait dire : c’est l’usage. Il avait, pour les torturer, employé ce que la nature offrait de plus horrible, les tables hérissées de clous, les cordes, les chevalets, le feu, et, ce qui était pis, son odieux visage.
(2) Mais, me dira-t-on, est-ce merveille, que trois sénateurs soient, comme de méchants esclaves, passés par les lanières et les flammes à la voix de l’homme qui méditait d’égorger en masse le sénat, et qui souhaitait que le peuple romain n’eût qu’une tête, pour pouvoir accomplir en un seul jour et d’un seul coup tous ses forfaits, que le temps et les lieux le forçaient d’accomplir en détail ? N’est-ce donc pas une chose inouïe qu’un supplice nocturne ? Le brigand seul assassine dans l’ombre ; la justice frappe en plein jour ; l’exemple alors corrige et profite mieux à tous.
(3) On va me répondre encore : « Ce qui cause tant votre surprise fait l’occupation journalière de ce monstre ; c’est pour cela qu’il respire, pour cela qu’il veille ; c’est à cela qu’il emploie ses nuits. » Certes, nul après lui ne se rencontrera qui ordonne d’enfoncer une éponge dans la bouche de ses victimes, pour y étouffer leurs dernières paroles. Défendit-on jamais à personne d’exhaler sa plainte avec sa vie ? Le tyran craignait qu’une voix libre ne sortît des tourments de l’agonie, et ne lui dît ce qu’il ne voulait pas ouïr. Il avait la conscience des horreurs sans nombre dont aucune ne pouvait lui être reprochée que par des hommes qui allaient périr.
(4) Comme on ne trouvait pas d’éponges, il commanda de couper les vêtements de ces malheureux, et de leur remplir la bouche avec les lambeaux. Barbare ! ne souffriras-tu pas qu’ils rendent au moins le dernier soupir ; donne passage à leur âme prête à s’échapper ; qu’elle puisse s’exhaler autrement que par les blessures.
(5) Ajouterai-je que les pères furent, la même nuit que les fils, égorgés à domicile par ses centurions, pour leur épargner, étrange miséricorde ! le deuil de leurs enfants. Mais ce n’est pas la cruauté d’un Caligula, ce sont les maux de la colère que je me suis proposé de décrire, de la colère, qui ne s’attaque pas seulement à tel ou tel homme, qui mutile des nations entières, frappe des cités et des fleuves, et des objets qui ne peuvent sentir la douleur.
Chapitre 20
(1) Un roi de Perse fait couper le nez à tous les habitants d’une contrée de Syrie, qui de là est appelée Rhinocolure. On ne leur a pas tranché la tête : appellerez-vous cela indulgence ? C’est un supplice d’espèce nouvelle dont le tyran s’est amusé.
(2) Quelque chose de pareil menaçait ces peuples d’Éthiopie que leur longévité a fait nommer Macrobiens. Au lieu de tendre humblement les mains aux fers de Cambyse, ils avaient répondu à ses envoyés avec une liberté que les rois appellent insolence. Cambyse en frémissait de rage ; et sans nulle provision de bouche, sans avoir fait reconnaître les chemins, il traînait après lui, à travers des déserts arides et impraticables, tout le matériel d’une armée. Dès la première marche plus de vivres, nulle ressource dans ces contrées stériles, incultes, qui ne connaissaient pas de vestiges humains.
(3) On apaisa d’abord sa faim avec les feuilles les plus tendres et les bourgeons des arbres ; puis on mangea du cuir ramolli au feu, et tout ce que la nécessité convertit en aliments. Enfin, au milieu des sables, les racines aussi, puis, les herbes venant à manquer, et les troupes ne voyant devant elles qu’une solitude dépourvue même de tout être vivant , il fallut se décimer ; et l’on eut une pâture plus horrible que la faim même.
(4) La colère poussait encore le despote en avant bien qu’une partie de son armée fût perdue, une partie mangée, tant qu’à la fin, craignant d’être à son tour appelé à subir les chances du sort, il donna le signal de la retraite ; et cependant, on réservait pour lui des oiseaux succulents, et des chameaux portaient l’attirail de ses cuisines, tandis que ses soldats demandaient au sort à qui appartiendrait une mort misérable, ou une existence pire encore.
Chapitre 21
(1) Cambyse déploya sa colère contre une nation inconnue, innocente, et qui toutefois pouvait sentir ses coups ; mais Cyrus s’emporta contre un fleuve. Comme il allait assiéger Babylone, et qu’il courait à la guerre, où l’occasion est toujours décisive, il tenta de passer le Gynde, alors fortement débordé, entreprise à peine sûre quand le fleuve a souffert les chaleurs de l’été, et que ses eaux sont le plus basses.
(2) Un des chevaux blancs, qui d’ordinaire traînaient le char du prince , fut emporté par le courant, ce qui indigna vivement Cyrus. Il jura de réduire ce fleuve, assez hardi pour entraîner les coursiers du grand roi, au point que des femmes mêmes pussent le traverser et s’y promener à pied.
(3) Il transporta là tout son appareil de guerre, et persista dans son oeuvre, jusqu’à ce que, partagé en cent quatre-vingts canaux, divisés eux-mêmes en trois cent soixante ruisseaux, 1e fleuve, à force de saignées, laissât son lit entièrement à sec.
(4) De là une perte de temps, irréparable dans les grandes entreprises, l’ardeur du soldat consumée en un travail stérile ; enfin l’occasion de surprendre Babylone manquée, pour faire, contre un fleuve, une guerre qu’on avait déclarée à l’ennemi.
(5) Cette démence (car quel autre terme employer ?) a gagné aussi les Romains. Caligula détruisit, près d’Herculanum, une magnifique maison de plaisance, parce que sa mère y avait été quelque temps détenue. Il ne fit par là qu’éterniser le souvenir de cette disgrâce de la fortune. Tant qu’elle fut debout, les navigateurs passaient devant, sans la remarquer ; aujourd’hui on demande la cause de sa ruine.
Chapitre 22
(1) S’il faut méditer ces exemples pour les fuir, imitons en revanche la douceur et la modération d’hommes qui ne manquaient ni de raisons pour entrer en colère, ni de pouvoir pour se venger.
(2) Rien n’était plus facile à Antigone que d’envoyer au supplice deux sentinelles qui, appuyées contre la tente royale, cédaient à l’attrait si périlleux, et si général pourtant, de médire du prince. Antigone avait tout recueilli, n’étant séparé des causeurs que par une simple toile. Il l’ébranla doucement, et leur dit : « Éloignez-vous un peu, le roi pourrait vous entendre. »
(3) Le même, entendant quelques-uns de ses soldats vomir contre lui force imprécations, pour les avoir engagés de nuit dans un chemin fangeux et inextricable, s’approcha des plus embourbés, et après les avoir, sans se faire connaître, aidés à sortir d’embarras : « Maintenant, leur dit-il, maudissez cet Antigone qui vous a si imprudemment jetés dans un mauvais pas, mais sachez-lui gré aussi de vous en avoir retirés. »
(4) Il supportait avec autant de douceur les sarcasmes de ses ennemis que ceux de ses sujets. Au siège de je ne sais quelle bicoque, les Grecs qui la défendaient, se fiant sur la force de la place, insultaient aux assaillants, faisaient mille plaisanteries sur la laideur d’Antigone, et riaient tantôt de sa petite taille, tantôt de son nez épaté. « Bon ! dit-il, je puis espérer, puisque j’ai Silène dans mon camp. »
(5) Quand il eut réduit, par la famine, ces railleurs à se rendre, il répartit, dans ses phalanges, ceux qui étaient propres au service, et fit vendre les autres, ce qu’il n’eût pas même fait, assura-t il, si, pour leur bien, il n’eût fallu un maître à des hommes hors d’état de maîtriser leur langue.
Chapitre 23
(1) C’était pourtant l’aïeul de cet Alexandre qui lançait sa pique contre ses convives, qui, de ses deux amis que j’ai cités plus haut, exposa l’un à la fureur d’un lion, et fut lui-même pour l’autre une bête féroce. Or, de ces deux victimes, laquelle échappa ? celle qui fut jetée au lion.
(2) Alexandre ne tenait cet affreux penchant ni de son aïeul, ni même de son père. Car si Philippe eut quelque vertu, ce fut surtout la patience à souffrir les injures, puissant moyen pour maintenir un empire. Démocharès, dit Parrhésiaste pour l’extrême licence de son langage, lui avait été député avec d’autres Athéniens. Après avoir entendu l’ambassade avec bienveillance, le prince demanda ce qu’il pouvait faire d’agréable aux Athéniens : « C’est de te pendre, » lui répliqua Démocharès.
(3) L’indignation des assistants se soulève à cette brutale réponse ; mais Philippe fait cesser les murmures, ordonne de laisser aller ce nouveau Thersite, sans lui faire de mal ; puis se tournant vers les autres députés, il ajoute : « Allez dire aux Athéniens que les gens qui tiennent de tels discours, sont bien plus intraitables que celui qui les entend sans les punir. »
(4) On cite de César Auguste beaucoup d’actes et de paroles mémorables, qui prouvent que la colère avait sur lui peu d’empire. L’historien Timagène s’était permis, sur l’empereur, sur l’impératrice, et sur toute leur maison, certains mots qui ne furent point perdus ; car un trait piquant circule et vole de bouche en bouche d’autant plus vite qu’il est plus hardi.
(5) Souvent Auguste l’avait averti de modérer sa langue : comme il persistait, l’entrée du palais lui fut interdite. Timagène, depuis lors, n’en vieillit pas moins dans la maison d’Asinius Pollion ; toutes les sociétés de Rome se l’arrachèrent, et l’exclusion du palais impérial ne lui ferma aucune autre porte.
(6) Plus tard, il lut et brûla ses histoires manuscrites, sans faire grâce à ses mémoires sur la vie d’Auguste. Il se déclara l’ennemi de l’empereur, et nul ne redouta son amitié, nul ne fuit en sa personne les foudres de la disgrâce : il se trouva un citoyen qui lui tendit les bras quand il tombait de si haut.
(7) Rien de tout cela ne mit à bout la patience du prince, rien ne l’émut, pas même l’audace qui avait détruit son éloge et son histoire. Jamais il ne fit de reproches à l’hôte de son ennemi ;
(8) il ne lui dit que ces mots : Vous nourrissez un serpent. Il interrompit même un jour ses excuses : « Jouis, mon cher Pollion, jouis de ton hospitalité. » Et comme Pollion offrait, au premier ordre de César, de fermer sa maison à Timagène, « Croyez-vous que je puisse le vouloir, reprit Auguste, moi qui vous ai réconciliés tous deux ? » En effet, Pollion avait été brouillé avec Timagène, et son seul motif, pour le reprendre, fut que César l’avait quitté.
Chapitre 24
(1) Que chacun donc se dise, toutes les fois qu’on l’offense : Suis-je plus puissant que Philippe ? on l’a pourtant outragé impunément. Ai-je plus d’autorité dans ma maison que le divin Auguste n’en avait sur le monde entier ? Auguste se contenta de ne plus voir son détracteur.
(2) Et je me croirais en droit de punir du fouet ou des fers une réponse trop libre de mon esclave, un air de mutinerie, un murmure qui ne parvient pas jusqu’à moi ! Qui suis-je, pour que ce soit un crime de choquer mon oreille ? Une foule d’hommes ont pardonné à leurs ennemis, et je ne ferais nulle grâce à un serviteur indolent, causeur ou distrait !
(3) Que l’enfant ait pour excuse son âge ; la femme, son sexe ; l’étranger, son indépendance ; le domestique, ses rapports familiers avec nous. Est-ce la première fois qu’il vous mécontente ? Rappelez-vous dans combien de cas vous en fûtes satisfait. Si c’est la vingtième fois, ne pouvez-vous souffrir encore ce que vous souffrîtes si longtemps ? Est-ce votre ami qui vous offense ? il l’a fait sans le vouloir. Votre ennemi ? c’était son rôle.
(4) Ayez de la déférence pour l’homme sage, de la pitié pour l’insensé ; pour tous enfin, réfléchissez que les plus parfaits mortels ne laissent pas de faillir souvent ; qu’il n’y a point de circonspection si mesurée qui parfois ne s’oublie, point de tête si mûre, de personne si grave que l’occasion ne pousse à des inconséquences de jeune homme, point d’homme assez sur ses gardes qui n’offense quelquefois, tout en craignant de blesser.
Chapitre 25
(1) Si l’homme obscur se console dans ses maux à l’aspect de la fortune chancelante des grands, si dans sa cabane celui-là pleure un fils avec moins d’amertume, en voyant sortir de chez les rois mêmes des funérailles prématurées, vous aussi souffrirez avec plus de résignation quelques offenses, quelques mépris, en reconnaissant qu’aucune puissance, si élevée qu’elle soit, n’est à l’abri de l’injure.
(2) Et puisque les plus sages peuvent faillir, quelle erreur n’a pas son excuse ? Rappelons-nous combien notre jeunesse eut à se reprocher de devoirs mal remplis, de paroles peu retenues. de débauches et d’excès de vin. On s’est emporté contre nous ? Laissons à l’offenseur le temps de se reconnaître : il se corrigera lui-même ; il n’échappera pas au châtiment : qu’est-il besoin d’entrer en compte avec lui ?
(3) N’est-il pas vrai que nous voyons dans une sphère à part et au-dessus du vulgaire l’homme qui répond aux attaques par le mépris ? C’est le propre de la vraie grandeur de ne pas se sentir frappé. Ainsi aux aboiements d’une meute importune, le lion tourne lentement la tête ; ainsi un immense rocher brave les assauts de la vague impuissante. Qui ne ressent point la colère demeure inébranlable à l’injure ; qui la ressent montre qu’il est ému.
(4) Mais l’âme que je viens de montrer supérieure à toutes les disgrâces, embrasse comme d’une étreinte invincible le souverain bien ; elle répond à l’homme, et à la fortune même : Quoi que tu fasses, tu es trop faible pour troubler ma sérénité. La raison me défend de te céder, et je lui ai livré la conduite de ma vie. Le ressentiment me nuirait plus que l’injure. Et, en effet, je sais jusqu’où va l’une ; mais l’autre, où m’entraînerait-elle ? je l’ignore.
Chapitre 26
(1) « Je ne puis, dites-vous, supporter l’injure. C’est pour moi trop pénible. » Mensonge que cela : quel homme ne pourrait supporter une injure, quand il supporte la colère ? Que dis-je ? vous vous arrangez de manière à souffrir l’une et l’autre. Pourquoi tolérez-vous les emportements d’un malade, les propos d’un frénétique, les coups d’un enfant ? C’est qu’ils vous paraissent ne savoir ce qu’ils font. Or, qu’importe quel genre de faiblesse aveugle l’homme qui vous attaque ? L’aveuglement commun doit être l’excuse de tous.
(2) « Quoi ? laisser l’agresseur impuni ! » Non, il ne le sera pas, quand vous le voudriez. La plus grande punition du mal est de l’avoir fait, et le plus rigoureux châtiment est celui dont on laisse le soin à nos remords ;
(3) enfin il faut avoir égard à la condition des choses d’ici-bas pour juger avec équité tous les accidents auxquels elle est sujette : ce serait être injuste que de faire un crime aux individus des torts de l’espèce. Un teint noir ne se remarque point en Éthiopie, pas plus que chez les Germains une chevelure rousse et rassemblée en tresse ; en un mot, vous ne trouvez pas étrange ou messéant chez un individu ce qui est de mode dans son pays. Chacun des exemples que je cite n’a pour lui que l’usage d’un seul pays, d’un coin de la terre ; voyez donc s’il n’est pas plus juste encore de faire grâce à des vices qui sont de tous les pays, et de tous les peuples.
(4) Nous sommes tous inconsidérés et imprévoyants, tous irrésolus, moroses, ambitieux, ou plutôt, pour ne pas déguiser sous des termes adoucis la grande plaie de l’humanité, nous sommes tous méchants. Ce qu’il blâme chez autrui, chacun le retrouve en son propre coeur. Pourquoi noter la pâleur de l’un, l’amaigrissement de l’autre, quand la peste est chez tous ? Soyons donc entre nous plus tolérants : nous sommes des méchants qui vivons parmi nos pareils. Une seule chose peut nous rendre la paix : c’est un traité d’indulgence mutuelle.
(5) Cet homme m’a offensé et je n’ai pas pris ma revanche ; mais déjà peut-être vous avez blessé quelqu’un, ou le blesserez.
Chapitre 27
(1) Ne jugez pas sur ce que vous êtes à l’heure ou au jour présent ; interrogez l’état habituel de votre âme ; n’eussiez-vous point commis le mal, vous pourrez le commettre. Ne vaut-il donc pas mieux guérir une injure que la venger ? La vengeance absorbe beaucoup de temps, et nous expose à une foule d’offenses, pour une seule qui nous pèse. Nous ne sommes frappés qu’un instant, et notre colère est si durable ! Ah ! plutôt, quittons le champ des disputes : ne mettons pas aux prises vices contre vices. Vous semblerait-il dans son bon sens l’homme qui voudrait rendre à la mule un coup de pied, au chien un coup de dent ? Non, car la brute ne sent pas qu’elle fait mal.
(2) Mais d’abord quelle injustice que le titre d’homme soit un obstacle au pardon, et qu’ensuite vous absolviez les êtres privés de réflexion, quand vous devez mettre sur la même ligne qu’eux tout homme en qui la réflexion manque ! Car qu’importe qu’il diffère d’ailleurs de la brute, si l’excuse de la brute dans le tort qu’elle vous cause est la même pour lui, l’absence de discernement ?
(3) Il a fait une faute ! eh bien, est-ce la première ? sera-ce la dernière ? Ne le croyez pas quand il jurerait qu’il n’y retombera plus. II vous blessera encore et d’autres le blesseront, et la vie humaine tournera toujours dans un cercle de fautes. Soyons doux avec les êtres qui le sont le moins.
(4) Ce que l’on dit à la douleur peut très utilement se conseiller à la colère. Cessera-t-elle un jour ou jamais ? Si elle doit cesser un jour, n’aimerons-nous pas mieux la quitter que d’attendre qu’elle nous quitte ? Si elle doit n’avoir pas de terme, voyez quelle éternelle guerre vous vous déclarez à vous-même ! quel état que celui d’un coeur incessamment gonflé de fiel !
(5) Ajoutez qu’à moins d’allumer vous-même le feu de votre colère, et de renouveler sans cesse ce qui peut l’attiser, elle se dissipera d’elle-même et perdra chaque jour de sa véhémence : or, n’y a-t-il pas plus de mérite à l’étouffer qu’à la laisser s’éteindre ?
Chapitre 28
(1) Votre colère s’attaque à tel homme, puis à tel autre ; de vos esclaves elle retombe sur vos affranchis, d’un parent sur vos enfants, de vos connaissances sur des inconnus ; car les motifs surabondent toujours là où le coeur n’intercède pas. Alors la passion vous précipite sur mille points opposés, et trouvant de nouveaux stimulants à chaque pas, vos rancunes ne s’arrêteront plus ; malheureux ! quand donc aimerez-vous ?
(2) Que de beaux jours perdus à mal faire ! Qu’il serait plus doux, dès à présent, de s’attacher des amis, d’apaiser ses ennemis, de servir l’État, de veiller à ses affaires domestiques, au lieu d’épier péniblement le mal qu’on peut faire à son semblable, et les moyens de le blesser dans sa dignité, son patrimoine ou sa personne, tristes victoires qui ne s’obtiennent jamais sans péril ni combat, l’adversaire vous fût-il inférieur en force ?
(3) Vous le livrât-on pieds et poings liés, pour lui faire subir tous les supplices qu’il vous plairait d’infliger : souvent le lutteur qui frappe trop violemment se déboîte les articulations du bras, et engage son poing dans la mâchoire même de l’adversaire dont il a brisé les dents. Combien la colère a fait de manchots et d’infirmes, lors même que leurs coups n’éprouvaient aucune résistance ! D’ailleurs il n’est point d’être si faible, qu’on puisse l’écraser sans risque. Parfois l’excès des tourments ou le hasard rend les plus débiles égaux aux plus forts.
(4) Disons-le encore : presque tous les sujets qui nous fâchent sont plutôt des déplaisirs que des torts réels. Il y a loin pourtant entre ne pas servir nos projets et y faire obstacle, entre ne pas nous donner et nous ôter. Et nous mettons sur la même ligne un vol ou un refus, une espérance détruite ou ajournée, un tort envers nous, ou la préférence d’un autre pour ses intérêts, l’amitié qu’on porte à un tiers ou la haine pour nous.
(5) Nombre de gens ont de légitimes et même d’honorables motifs de s’opposer à nous : c’est un père, un frère, un oncle, un ami qu’ils défendent. Eh bien ! nous ne leur pardonnons point de faire ce que nous les blâmerions de n’avoir pas fait ; mais ce qui est pis, ce qui passe toute croyance, souvent nous applaudissons à un acte dont nous savons mauvais gré à l’auteur.
(6) Tel n’est point, certes, l’homme juste et généreux : il sait admirer chez ses ennemis ceux qui furent les plus braves et les plus dévoués pour le salut et la liberté de leur pays ; il demande au ciel des guerriers, des concitoyens qui leur ressemblent.
Chapitre 29
(1) Rougissons de haïr l’homme que nous estimons ; mais rougissons bien plus de haïr en lui ce qui doit lui mériter notre compassion. Faut-il en vouloir au captif, tombé soudain dans la servitude, s’il garde quelque reste de son indépendance, s’il ne court pas assez prestement au-devant d’un pénible et vil ministère ; si, alangui par l’oisiveté, il n’égale pas à la course le cheval ou le char du maître : si, fatigué de veilles multipliées, le sommeil l’est venu surprendre, et si, passant du service de la ville et de ses fêtes aux rudes journées de la campagne, il se rebute des travaux rustiques ou ne s’y livre pas avec ardeur ?
(2) Distinguons si c’est la force ou le vouloir qui manque : nous absoudrons souvent, quand nous jugerons avant de nous fâcher. Mais non, c’est le premier élan qu’on suit : on a beau reconnaître plus tard la puérilité de son emportement, on y persiste, on ne veut pas sembler avoir pris feu sans cause, et pour comble d’iniquité, plus la colère a tort, plus elle s’opiniâtre, plus elle s’exalte et enchérit sur ses premiers excès, comme si la violence était preuve de justice.
Chapitre 30
(1) Ah ! qu’il est bien plus noble à l’homme de considérer combien sont frivoles et insignifiants les motifs qui le transportent ! Ce roi des animaux laisse voir la même faiblesse que ses stupides sujets : un fantôme, un rien le bouleverse. La couleur rouge irrite le taureau, une ombre met l’aspic en fureur ; la vue d’un linge blanc qu’on agite éveille la rage des lions et des ours. Tous les animaux, naturellement farouches et irritables, s’épouvantent pour la moindre chose.
(2) Voilà l’image de ce qui arrive aux esprits mobiles et peu éclairés : ils se frappent de ce qui n’est qu’imaginaire. Certains même vont jusqu’à taxer d’injures de modiques bienfaits, qui deviennent pour eux le levain des plus fréquentes ou du moins des plus âpres inimitiés. Oui, l’on en veut aux êtres qu’on chérit le plus pour avoir reçu d’eux moins qu’on n’espérait, moins que d’autres n’en ont reçu ; double motif d’aigreur que dissiperait une réflexion bien simple.
(3) Ton voisin est mieux partagé que toi ? Qu’as-tu besoin de comparaison pour jouir ? Il ne sera jamais heureux celui que tourmente la vue d’un plus heureux que lui. Tu attendais mieux ? et peut-être plus que tu ne devais attendre. L’amour-propre est ici fort à craindre ; c’est une source de haines mortelles et capables des plus sacrilèges attentats.
(4) Qui furent les meurtriers de César ? Bien moins ses vrais ennemis que des amis dont il n’avait point satisfait les prétentions insatiables. Il eût voulu le faire sans doute, car jamais homme n’usa plus généreusement de la victoire, dont il ne s’attribua rien que le droit d’en dispenser les fruits. Mais comment suffire à des exigences sans bornes, quand tous voulaient avoir ce qu’un seul pouvait posséder ?
(5) Et voilà pourquoi César vit en plein sénat se lever contre lui les poignards de ses compagnons d’armes, de Tullius Cimber, naguère son plus chaud partisan, et de tant d’autres, qui, après la mort de Pompée, s’étaient faits pompéiens. Voilà pourquoi des rois ont vu se tourner contre eux les armes de leurs satellites ; voilà pourquoi leurs plus fidèles amis , ceux qui souhaitaient de mourir pour eux et avant eux, ont pu changer au point de conspirer leur trépas.
Chapitre 31
(1) Personne n’est content de son lot, quand il jette les yeux sur les avantages d’autrui. De là contre les dieux notre colère, fondée sur ce qu’un seul nous devance : nous oublions combien de gens viennent après nous ; et jaloux de quelques-uns, nous ne voyons pas quelle foule nous avons derrière nous pour nous porter envie. Telle est l’importune avidité des hommes : on a beau leur donner beaucoup, on leur fait tort de tout ce qu’on pouvait leur donner au delà.
(2) Il m’a accordé la préture, mais j’espérais le consulat. Il m’a donné les douze faisceaux, mais il ne m’a pas fait consul ordinaire. Il a bien voulu que l’année datât de mon nom, mais il ne me porte pas au sacerdoce. Je suis élu pontife ; mais pourquoi dans un seul collège ? Rien ne manque à mes dignités ; mais en quoi a-t-il augmenté mon patrimoine ? Il m’a donné ce qu’il ne pouvait se dispenser de donner à quelqu’un : mais il n’y a rien mis du sien.
(3) Eh ! remercions plutôt de ce que nous venons d’obtenir ; attendons le reste, applaudissons-nous de n’être pas encore comblés, et comptons pour une bonne fortune de pouvoir espérer encore. Sommes-nous vainqueurs de nos rivaux ? soyons heureux d’avoir la première place dans le coeur de notre ami. Vaincus par quelques-uns, considérons la multitude qui nous suit, au lieu du petit nombre qui nous dépasse. Quel est ici notre plus grand tort ? de faire de faux calculs ; d’estimer trop haut ce que l’on donne, et trop bas ce que l’on reçoit.
Chapitre 32
(1) Revenons aux motifs qui doivent nous éloigner de la colère : ils varieront suivant les personnes ; ici ce sera la crainte, là le respect, ailleurs le dédain. La belle oeuvre, par exemple, que de faire jeter au cachot un malheureux esclave ! Pourquoi se hâter de crier : qu’on le fustige, qu’on lui rompe les jambes !
(2) Ce terrible droit vous échappera-t-il, si vous en différez l’usage ? Laissez venir l’instant où ce soit vous-même qui donniez vos ordres ; la colère à présent vous subjugue et parle en votre place. Qu’elle se dissipe, et nous verrons alors à proportionner la peine au délit. Déplorable égarement ! On punit de la torture, du dernier supplice ou tout au moins des fers, du cachot, de la faim, des fautes qui n’eussent mérité qu’une correction légère.
(3) « Eh quoi ! me direz-vous, vous nous prescrivez de considérer tout ce qui peut nous offenser comme des bagatelles, des misères, des puérilités ? » En vérité, je n’ai point de meilleur conseil à vous donner que d’élever votre esprit à une hauteur, d’où vous verrez dans toute leur petitesse et leur abjection ces faux biens, objets pour nous de tant de procès, de tant de courses, de tant de sueurs, et qui, pour quiconque a dans l’âme quelque grandeur et quelque élévation, ne valent pas un regard.
Chapitre 33
(1) C’est autour de l’argent que se fait tout ce bruit, c’est l’argent qui fatigue les échos du forum, qui met les fils aux prises avec leurs pères, qui prépare des poisons, qui confie le glaive aux sicaires, aussi bien qu’aux légions. Oui, l’argent est partout souillé de sang humain ; pour l’argent, maris et femmes troublent par leurs querelles le silence des nuits, la foule se presse devant le tribunal des juges ; enfin si les rois massacrent et pillent, s’ils renversent des cités, oeuvre des siècles, c’est pour aller, dans leurs cendres fumantes, chercher l’or et l’argent.
(2) Et si vous daignez abaisser la vue sur ces coffres-forts cachés dans les plus obscurs recoins, vous direz : « Voilà donc la cause de ces cris de fureur, de ces yeux sortant de leurs orbites ; c’est pour cela que hurle la chicane dans nos palais de justice, et que des juges, évoqués de si loin, s’en viennent décider, entre deux plaideurs, de quel côté la loi favorise le plus la cupidité. » Je parle de coffres-forts !
(3) Et pour une poignée de menu cuivre, pour un denier que détourne un esclave, ce vieillard, qui va mourir sans héritiers, entre dans des convulsions de rage. Et pour la plus modique fraction d’intérêt, cet usurier infirme, qui, les pieds et les mains rongés de goutte, n’est pas en état de comparaître, crie incessamment et par ses mandataires poursuit, au fort de ses accès, le recouvrement de quelques as.
(4) Quand vous m’étaleriez toute cette masse de métaux qu’on ne cesse d’arracher du sein de la terre ; quand vous mettriez au jour tout ce qu’enfouit de trésors cette avarice qui rend à la terre ce qu’elle lui a si mal à propos ravi, je n’estime pas tout cet amas digne de faire sourciller le sage. Combien il se doit rire de ce qui nous arrache tant de larmes !
Chapitre 34
(1) Voulez-vous maintenant parcourir toutes les autres causes de colère, raffinements du manger et du boire, prétentions qui s’y rattachent, recherches de la parure, paroles, insultes, gestes, attitude peu respectueuse, paresse d’un esclave, indocilité d’une bête de somme, soupçons, interprétations malignes des propos d’autrui, qui feraient juger la parole comme un présent funeste de la nature ? Croyez-moi : ce sont raisons légères qui nous fâchent si grièvement ; les luttes et les querelles d’enfants n’ont pas de motifs plus frivoles.
(2) Dans tout ce que nous faisons avec une si triste gravité, rien de sérieux ni de grand. Votre colère, encore une fois, votre folie ne vient que de ce que vous attachez un trop grand prix à ce qui n’en a guère. « Celui-ci a voulu m’enlever un héritage ; on m’a desservi près du testateur qui, dès longtemps, me faisait espérer que sa volonté suprême serait en ma faveur ; on a tenté de séduire ma concubine. »
(3) Ainsi la communauté de vouloir qui devait être un noeud d’amitié, devient un ferment de discorde et de haine. Dans une ruelle étroite, il s’élève des rixes entre les passants ; dans une route large et spacieuse, des populations mêmes ne se heurtent pas. Les objets de vos désirs ne pouvant, à cause de leur exiguïté, passer à l’un sans être ôtés à l’autre, excitent de même, chez tant de prétendants, et des disputes et des procès.
Chapitre 35
(1) Tu t’indignes qu’un esclave, qu’un affranchi, que ta femme, que ton client aient osé te répondre ; puis tu vas te plaindre qu’il n’y a plus de liberté dans l’État, toi qui l’as bannie de chez toi ! Qu’on ne réponde pas à tes questions, on sera traité de rebelle. Laisse à tes gens le droit de parler, de se taire, de rire.
(2) Quoi ! devant un maître ? Non, devant un père de famille. Pourquoi ces cris, ces vociférations, ces fouets que tu demandes au milieu du festin ? Pour un mot d’un valet, parce que dans cette salle, aussi pleine qu’un forum, ne règne pas le silence d’un désert ?
(3) Ton oreille n’est-elle faite que pour entendre de molles harmonies et des sons mélodieusement filés ? Sois prêt à entendre les ris et les pleurs, les compliments et les reproches, les bonnes et les fâcheuses nouvelles, la voix humaine, aussi bien que les cris des animaux et que les aboiements. Quelle misère de te voir tressaillir au cri d’un esclave, au bruit d’une sonnette, d’une porte où l’on frappe ! Délicat comme tu l’es, il te faudra bien supporter les éclats du tonnerre.
(4) Ce que je dis des oreilles, tu peux l’appliquer aux yeux. Les yeux ne sont ni moins malades, ni moins capricieux que les oreilles, quand on les a mal disciplinés. Ils sont blessés d’une tache, d’un grain de poussière, d’une pièce d’argenterie qui reluit moins qu’un miroir, d’un vase d’airain qui ne réfléchit pas les rayons du soleil ;
(5) tu ne souffres que des marbres tout variés d’accidents et fraîchement polis, que des tables marquées de mille veines ; tu ne veux chez toi fouler que tapis enrichis d’or ; et, hors de chez toi, tes yeux se résignent très bien à voir des pavés raboteux et inondés de boue, des passants la plupart salement vêtus, les murs des maisons minés par le temps, inégaux et menaçant ruine. Pourquoi ne s’offense-t-on pas en public de ce qui choque au logis ? C’est qu’au dehors notre esprit est monté au ton de la douceur et de la patience, et dans notre intérieur, sur celui du chagrin et de l’humeur.
Chapitre 36
(1) Il faut raffermir, endurcir tous nos sens ; la nature les a formés pour souffrir ; c’est notre âme qui les corrompt : aussi faut-il chaque jour lui demander compte de ses oeuvres. Ainsi faisait Sextius : à la fin du jour, recueilli dans sa couche, il interrogeait son âme : « De quel défaut t’es-tu purgée aujourd’hui ? quel mauvais penchant as-tu surmonté ? en quoi es-tu devenue meilleure ? »
(2) La colère cessera, ou du moins se modérera, si elle sait que tous les jours elle doit paraître devant son juge. Quoi de plus beau que cette coutume de faire l’enquête de toute sa journée ! quel sommeil que celui qui succède à cet examen ! qu’il est libre, calme et profond lorsque l’âme a reçu sa portion d’éloge ou de blâme, et que, censeur de sa propre conduite, elle a informé secrètement contre elle-même.
(3) Telle est ma règle : chaque jour je me cite à mon tribunal. Dès que la lumière a disparu de mon appartement, et que ma femme, qui sait mon usage, respecte mon silence par le sien, je commente l’inspection de ma journée entière, et reviens, pour les peser, sur mes discours, comme sur mes actes. Je ne me déguise ni ne me passe rien ; pourquoi en effet craindrais-je d’envisager une seule de mes fautes, quand je puis dire :
(4) Tâche de n’y pas retomber ; pour le présent, je te fais grâce ? Tu as mis de l’âpreté dans telle discussion ; fuis désormais les luttes de paroles avec l’ignorance ; elle ne veut point apprendre, parce qu’elle n’a jamais appris. Tu as donné tel avertissement plus librement qu’il ne convenait, et tu n’as pas corrigé, mais choqué. Prends garde une autre fois moins à la justesse de tes avis, qu’à la disposition où est celui à qui tu t’adresses de souffrir la vérité.
Chapitre 37
(1) L’homme de bien aime qu’on le reprenne ; mais les plus dignes de censure sont ceux qu’elle effarouche le plus. Si quelques saillies, quelques traits, lancés dans un festin pour te piquer au vif, ont en effet porté coup, souviens-toi d’éviter ces repas où se trouvent des gens de toute espèce. L’insolence perd toute retenue après le vin ; l’homme sobre même oublie la sienne.
(2) Tu as vu ton ami s’indigner contre le portier de je ne sais quel avocat, de je ne sais quel riche pour n’avoir pas été reçu, et toi-même as pris feu pour lui contre le dernier des esclaves. Te fâcheras-tu donc aussi contre le dogue enchaîné dans sa loge ? Encore cet animal, après avoir bien aboyé, s’apaise au morceau qu’on lui jette.
(3) Retire-toi, et ne fais qu’en rire. Ce misérable se croit quelque chose ; parce qu’il garde un seuil qu’assiége la foule des plaideurs ; et son maître, qui repose au dedans, heureux et fortuné, regarde comme un signe de bonheur et de puissance d’avoir une porte difficile à franchir. II ne songe pas que celle d’une prison l’est bien plus. Attends-toi à essuyer des contrariétés sans nombre. Est-on surpris d’avoir froid en hiver ; d’éprouver en mer des nausées, en voyage des cahots ? L’âme est forte contre les disgrâces quand elle y arrive préparée.
(4) On ne t’a pas donné à table la place d’honneur, et te voilà outré contre l’hôte, contre l’esclave qui fait l’appel des convives et contre le préféré. Insensé ! que t’importe la partie du lit que presse ton corps ? Ton plus ou moins de mérite dépend-il d’un coussin ?
(5) Tu as vu de mauvais oeil quelqu’un qui avait mal parlé de ton esprit. Acceptes-tu cette loi ? À ce compte, Ennius, dont la lecture te déplaît, aurait eu droit de te haïr ; Hortensius, de se déclarer ton ennemi ? enfin Cicéron, de t’en vouloir, si tu t’es moqué de ses vers. Es-tu candidat ? sois assez juste pour ne pas murmurer du résultat des suffrages.
Chapitre 38
(1) On t’a fait un outrage : t’a-t-on fait pis qu’à Diogène, philosophe stoïcien ? Au moment même où il dissertait sur la colère, un jeune insolent cracha sur lui ; il reçut cet affront avec la douceur d’un sage, et dit : « Je ne me fâche pas ; je suis seulement en doute si je dois me fâcher. »
(2) Caton répondit mieux encore : un jour qu’il plaidait, Lentulus, d’insolente et factieuse mémoire, lui cracha au milieu du front de la manière la plus dégoûtante ; Caton s’essuya en disant « Si l’on prétend que tu n’as point de bouche, je serai bon garant du contraire. »
Chapitre 39
(1) J’ai rempli, Novatus, une grande tâche ; j’ai pacifié l’âme, si je lui ai appris à ne pas sentir la colère, ou à s’y montrer supérieure. Je passe aux moyens d’adoucir ce vice chez les autres ; car cette bonté de l’âme que nous voulons pour nous, nous la voulons aussi pour les autres.
(2) Renonçons à calmer, par nos discours, les premiers transports, toujours sourds et aveugles ; donnons-leur du temps : les remèdes ne servent que dans l’intervalle des accès. On ne touche pas à 1’oei1 au fort de la fluxion : l’inflammation deviendrait plus intense, comme tout mal qu’on attaquerait aux moments de crise. Les affections naissantes se traitent par le repos.
(3) « L’utile remède que le vôtre, va-t-on me dire ; il apaise le mal quand le mal cesse de lui-même. » Non, il le fait cesser plus vite ; il prévient les rechutes ; et s’il n’ose tenter de l’adoucir, il trompe du moins sa violence, il lui dérobe tous les moyens de nuire, feint d’entrer dans ses ressentiments, se donne pour auxiliaire, pour compagnon de ses douleurs, afin d’avoir plus de crédit dans ses conseils ; invente mille causes de retard, diffère la vengeance présente sous prétexte de la vouloir plus forte,
(4) cherche, en un mot, par toutes les voies quelque relâche à sa fureur. Si sa véhémence est trop grande, on la fera reculer devant la honte ou la crainte ; si elle n’est pas très vive, on l’amusera de choses agréables ou nouvelles ; on éveillera, pour la distraire, l’instinct de la curiosité ; que sais-je ? on fera comme ce médecin qui, dit-on, ayant à guérir la fille d’un roi, et ne le pouvant sans employer le fer, glissa une lancette sous l’éponge dont il pressait légèrement la mamelle gonflée. La jeune fille se serait refusée à l’incision, s’il n’en eût masqué les approches ; la douleur était la même, mais, imprévue, elle fut mieux supportée. Que de malades il faut tromper pour les guérir !
Chapitre 40
(1) Vous direz à tel homme : « Prenez garde que votre courroux ne fasse jouir vos ennemis. » À tel autre : « Ce renom de magnanimité, de force d’âme que presque tous vous donnent, vous risquez de le perdre. » Je partage certes votre indignation ; elle ne saurait aller trop loin, mais attendez l’occasion ; la vengeance ne peut vous manquer. Concentrez vos déplaisirs, et quand vous pourrez vous satisfaire, on vous paiera le délai avec usure.
(2) Gourmander la colère, la heurter de front, c’est l’exaspérer. Il faut avec elle des biais et de la douceur ; à moins d’être un personnage assez important pour la briser d’un mot, comme fit Auguste, un jour qu’il soupait chez Védius Pollion. Un esclave avait cassé un vase de cristal. Védius le fait saisir, et le condamne à un genre de mort, peu commun assurément, c’était d’être jeté aux énormes murènes qui peuplaient son vivier, et qu’il nourrissait, l’eût-on pu croire ? non par luxe, mais par cruauté.
(3) Le malheureux échappe aux mains de ses bourreaux, se réfugie aux pieds de César, et demande pour toute grâce de périr d’une autre mort, et de ne pas servir d’aliment aux murènes. Révolté d’une si étrange barbarie, César donne la liberté à l’esclave, fait briser sous ses yeux tous les cristaux et combler le vivier.
(4) C’était là corriger un ami en souverain ; c’était bien user de la toute-puissance ; c’était dire : « Oses-tu ordonner, de ton lit de table, des supplices inouïs, faire déchirer des hommes par des monstres voraces ? pour un vase brisé, ton semblable aura les entrailles mises en pièces ! tu te permettras de l’envoyer à la mort en présence de César !
(5) Êtes-vous assez puissant pour foudroyer la colère du haut de votre supériorité ? Traitez-la sans pitié, mais seulement quand elle se montre, comme ici, impitoyable, féroce, sanguinaire ; il n’y a de remède alors que l’ascendant de la force et de la terreur.
Conclusion
Chapitre 41
(1) Où puiserons-nous la paix de l’âme ? Dans la constante méditation des préceptes de la sagesse, dans la pratique du bien, dans l’unique passion de l’honnête où doivent tendre toutes nos pensées. C’est à nos consciences qu’il faut satisfaire, sans jamais travailler pour la renommée : acceptons-la, fût-elle mauvaise, pourvu que nous la méritions bonne. »
(2) Mais le peuple n’admire que les actes énergiques : l’audace est en honneur, le calme passe pour apathie. » Oui, peut-être au premier aspect ; mais lorsque ensuite une conduite soutenue démontre que ce prétendu manque de courage n’est autre chose que la paix de l’âme, ce même peuple vous accorde toute son estime et sa vénération.
(3) Nous savons que, loin d’être jamais utile, la colère, hostile et farouche, traîne avec elle tous les fléaux, le fer, la flamme ; qu’on l’a vue fouler aux pieds toute pudeur, souiller ses mains de carnage, disperser les membres de ses propres fils ; qu’il n’est rien que respectent ses attentats ; qu’elle oublie le soin de sa gloire, brave l’infamie, et qu’à la longue, endurcie dans le coeur, elle dégénère en haine incurable.
Chapitre 42
(1) Préservons-nous d’une telle maladie, purgeons-en notre âme, extirpons le vice jusqu’à ses racines qui, si faibles qu’elles soient et d’où qu’elles sortent, renaîtront toujours, et n’essayons pas de tempérer la colère ; car de quel tempérament ce mal est-il capable ? bannissons-la tout à fait.
(2) La chose est possible, pour peu que nous nous en donnions la peine. Rien ne pourra plus efficacement nous conduire à ce but, que la pensée que nous sommes mortels. Il faut se dire, comme on le dirait à tout autre : « Que te sert de donner à tes rancunes une éternité pour laquelle tu n’es point fait, et de gaspiller ainsi ta courte existence ? Que te sert de faire tourner aux souffrances et au désespoir d’autrui des moments que tu peux consacrer à d’honnêtes distractions ? » Le temps est-il fait pour qu’on le dissipe ? en as-tu assez pour en perdre ?
(3) Pourquoi courir aux armes, appeler sur toi les périls de la lutte ? pourquoi, oublieux de notre faiblesse, nous charger de grandes inimitiés, et, fragiles, nous dresser pour briser les autres ? Encore quelques instants, et ces inimitiés, que nourrit ton coeur implacable, une fièvre, une maladie quelconque en rompra le cours ; bientôt même la mort séparera ce couple cruel d’ennemis.
(4) À quoi bon ces violents éclats, cette vie de discorde et de troubles ? Le destin plane sur ta tête et te compte ces heures dont chacune t’immole en détail. De moment en moment il s’approche ; et le jour que tu destines au trépas de ton adversaire, n’éclairera peut-être que ton lit de mort.
Chapitre 43
(1) Que n’es-tu donc avare de ces jours si bornés ? Fais qu’ils soient doux à tes semblables et à toi-même : vivant, mérite leur amour, et leurs regrets quand tu ne seras plus. Cet homme agit à ton égard avec trop de hauteur ; et tu veux le renverser : cet autre t’assaille de ses invectives : tout vil et méprisé qu’il est, il blesse, il importune quiconque lui est supérieur, et tu prétends l’effrayer de ta puissance ? Ton esclave comme ton maître, ton protecteur comme ton client, soulèvent ton courroux ? fais-y trêve quelque temps : voici la mort qui nous rend tous égaux.
(2) Souvent, parmi les spectacles qui égaient nos matinées d’amphithéâtre, on voit combattre, enchaînés l’un à l’autre, un ours et un taureau qui, après s’être mutuellement tourmentés, tombent enfin sous le bras qui leur garde le dernier coup. Ainsi font les hommes : chacun harcèle un voisin qui partage le poids de sa chaîne ; et l’espace d’un matin va finir la vie du vainqueur et du vaincu. Ah ! que plutôt le peu de temps qui nous reste s’écoule paisible et inoffensif, et que l’imprécation ne pèse point sur nos cendres !
(3) Plus d’une querelle a cessé aux cris d’alerte qu’excitait un incendie voisin ; l’apparition d’une bête féroce termine la lutte du voyageur et du brigand. On n’a pas le loisir de combattre un moindre mal, lorsqu’une terreur plus grande nous saisit ? Qu’as-tu à faire de combats et d’embûches ? Peux-tu rien souhaiter à ton ennemi de plus que la mort ? Eh bien ! tiens-toi tranquille, il mourra sans toi. Tu perds ta peine à vouloir faire ce qui arrivera.
(4) Tu dis : « Ce n’est pas sa mort, mais son exil, ou son déshonneur, ou sa ruine que je désire. » Je t’excuserais plutôt de vouloir le blesser en brave, que le dégrader lâchement : car il y a ici autant de méchanceté et plus de petitesse. Mais que tu réserves à ton ennemi le dernier supplice ou une vengeance plus légère, qu’elle sera courte la durée de ses tortures et de tes barbares jouissances ! À mesure que nous respirons, s’exhale déjà notre dernier souffle.
(5) Tant que nous sommes parmi les hommes, respectons l’humanité ; ne soyons pour personne un objet de crainte ou de péril : injustices, dommages, apostrophes injurieuses, tracasseries, méprisons tout cela, et soyons assez grands pour souffrir ces ennuis passagers. Nous n’aurons pas regardé derrière nous, et, comme on dit, tourné la tête, que la mort nous aura surpris.
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